Les professeurs documentalistes et le numérique
Par décret du 17 février 2014, le Ministère de l’Education nationale acte la création de la Direction du numérique pour l’éducation, dont l’objectif est "de répondre aux enjeux liés à la mise en place du service public du numérique éducatif prévu par la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République", du 8 juillet 2013 [1]. Le texte entre en vigueur le 31 mars 2014. Ce service, associé à la DGESCO, a vocation à remplacer la Direction de projet stratégie numérique, actuellement dirigée par Catherine Becchetti-Bizot.
La mise en place de cette Direction du numérique pour l’éducation apparaît comme un élément majeur de l’évolution du numérique à l’école. La FADBEN, en tant qu’association professionnelle, souhaite trouver dans cette instance un interlocuteur. C’est l’occasion de préciser le positionnement de l’association sur cette question vaste du numérique, qui concerne les professeurs documentalistes sur plusieurs axes de leur mission.
Engagé il y a plus de 25 ans à l’usage du grand public, le développement numérique prend depuis longtemps une place importante dans le travail quotidien des professeurs documentalistes. Il s’est agi effectivement pour ces professionnels :
d’assurer des séances et progressions pédagogiques associées à des enjeux de la culture numérique, avec ou sans partenaires, dans les collèges et les lycées ;
de prendre en considération l’évolution des ressources et de leurs modes d’accès ;
de développer des projets éducatifs et pédagogiques associés à l’intégration de l’outil informatique dans l’école, ainsi qu’à l’intégration progressive de systèmes d’information nouveaux ;
de développer des réseaux d’échanges riches, par l’intermédiaire des listes de diffusion numériques, par des réunions locales permettant de développer des formations continues, grâce à un investissement important dans la formation initiale, et par un rattachement progressif aux Sciences de l’information et de la communication.
Ces éléments liés à l’évolution de notre profession relèvent aujourd’hui en partie des missions de la Direction du numérique pour l’éducation. Dans ce contexte où la question du numérique fait partie des priorités pour l’école, la FADBEN veut être force d’expertise et de propositions, selon trois axes essentiels :
l’articulation entre les bases existantes de l’enseignement info-documentaire et l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) en devenir, pour développer la culture informationnelle des élèves ;
la gestion des ressources numériques dans les établissements scolaires selon des responsabilités partagées à définir ;
la formation des personnels, en particulier la formation des enseignants documentalistes, en lien avec les ESPE, les services rectoraux et les pôles académiques associés au numérique.
1. La construction du curriculum info-documentaire : une nécessité
L’inscription des professeurs documentalistes dans le texte de loi qui porte la refondation de l’école de la République est un signe fort. C’est pourquoi la FADBEN entend jouer un rôle déterminant dans la mise en œuvre concrète de cette évolution pédagogique. La mention des professeurs documentalistes comme étant « particulièrement concernés et impliqués dans les apprentissages liés au numérique » constitue une avancée pour la construction d’un curriculum info-documentaire. Ce curriculum peut être en partie réfléchi en articulation avec l’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI), inscrite au collège dans l’article L332-5 du Code de l’éducation [2]. De plus l’EMI ne doit pas seulement remplacer l’éducation aux médias telle qu’on l’entend souvent en l’associant aux médias journalistiques : il s’agit bien de développer chez l’élève des connaissances et des compétences qui lui apprennent à porter un regard critique sur l’information et à maîtriser différentes formes d’écriture et d’édition.
La vision naïve d’une possible autodidaxie numérique, sous-jacente dans l’idée très controversée de "digital natives", selon laquelle l’élève pourrait apprendre seul au contact des outils et des réseaux, ne peut constituer une réponse sérieuse aux enjeux de l’acculturation informationnelle. Une stratégie d’apprentissage qui ne serait fondée que sur des médiations technologiques trouve ses limites pour qui sait combien l’intervention de l’enseignant dans le processus d’accompagnement de l’élève vers l’autonomie critique et intellectuelle est nécessaire.
Le contexte numérique introduit une redéfinition des notions dans le domaine de l’information et des médias. C’est en premier lieu le cas pour les termes même de médias et d’information, dont il apparaît difficile aujourd’hui de comprendre l’acception selon l’unique rapport à l’information journalistique. Le concept de culture informationnelle apporte une réponse adaptée à ces évolutions contemporaines majeures. La FADBEN, dans son Manifeste 2012, en rappelle les objectifs : « construire des savoirs permettant la compréhension des phénomènes informationnels, favoriser la critique éclairée des enjeux et des mécanismes des industries de l’information et de la communication, ainsi que la distanciation à observer devant la course sans fin à l’innovation technologique et à la documentarisation de l’homme via l’exploitation de ses traces numériques [...] de développer des attitudes éthiques et responsables lorsqu’il est fait usage de l’information » [3].
Il ne s’agit pas ici de défendre une approche exclusive du numérique, qui ne peut être en effet du ressort du seul professeur documentaliste. L’émergence du numérique ne doit pas obérer la cohérence didactique des savoirs enseignés par les professeurs documentalistes, cohérence qui est fondée sur les Sciences de l’information et de la communication (SIC). Il importe donc de cerner et de définir les savoirs spécifiques que ces professionnels sont amenés à développer, pour l’élève, dans des apprentissages info-documentaires qui tiennent compte du numérique.
Dans ce cadre, le travail de didactisation des concepts de l’information et des médias, qu’ont pris en charge les professeurs documentalistes, en relation avec les chercheurs, et au sein de la FADBEN, est à poursuivre afin que soit complétée la définition de savoirs scolaires spécifiques adaptés au contexte numérique. Ainsi, l’exigence de la recherche scientifique rencontre l’esprit d’innovation des professionnels. Après le référentiel de compétences de 1997 [4], les savoirs info-documentaires de 2007 [5], l’outil Wiki Info-Doc, mis à jour en novembre 2013, contribue à la construction progressive de ce curriculum dont l’élaboration est attendue. Il y est présenté un travail de définition des notions spécifiques de l’information-documentation et, en termes de transposition didactique, un ensemble de séances et séquences qui répondent aux enjeux pédagogiques, selon des références scientifiques, expertes, professionnelles et pédagogiques, essentielles à ce travail de construction [6].
2. La gestion des ressources : des responsabilités à définir
Les professeurs documentalistes ont pris très tôt en considération le développement des ressources numériques, sans toujours trouver un écho favorable, les demandes et usages restant limités de la part des collègues enseignants. La catégorisation des ressources, selon l’acception du terme, permet pourtant d’avancer.
La ressource numérique est perçue d’une part comme ressource logicielle. Il s’agit d’outils numériques, choisis dans chaque domaine d’enseignement, avec un souci de mise en valeur du logiciel libre, selon les préconisations gouvernementales [7]. Cette recommandation peut être respectée aisément aujourd’hui dans l’enseignement général, ce qui s’avère en revanche un peu plus complexe dans les voies professionnelles et technologiques. Cette question des ressources logicielles rejoint la question technique de l’installation et de la maintenance, avec des difficultés importantes, à ce jour, dans les EPLE, pour répondre favorablement aux « besoins » des collègues. C’est un obstacle majeur au développement du numérique à l’école, avec des moyens humains et financiers particulièrement limités.
La question des ressources logicielles pose aussi le problème de la gestion des outils, et plus globalement du respect interindividuel des professionnels qui peuvent être associés à cette gestion. Ainsi on constate encore que les professeurs documentalistes peuvent éprouver des difficultés à être considérés comme enseignants, avec des accès contraints aux systèmes d’information, aux ENT et/ou à l’Intranet. Pourtant, avec une liberté d’investissement qui leur est chère, les professeurs documentalistes peuvent participer à la gestion des outils numériques, dans la limite de leurs compétences professionnelles, parfois soutenues par des formations continues. Ils sont ainsi compétents pour développer, s’ils le souhaitent, et dans le respect des instances décisionnaires des établissements, le travail d’éditorialisation numérique de l’établissement. C’est en particulier le cas à travers le site web de l’établissement scolaire ou l’ENT, ou encore à travers l’utilisation des réseaux sociaux numériques. Ce travail éditorial, associé à un travail riche de rédaction qui, bien souvent, peut associer les élèves dans le cadre de projets pédagogiques, est un aspect essentiel de développement numérique pour l’école. Cela répond également à la mission d’ouverture culturelle des professeurs documentalistes.
Il s’agit, d’autre part, de ressources documentaires pour les enseignants, souvent du ressort de chaque discipline, voire de chaque enseignant. S’il ne faut pas contraindre les enseignants à passer par un référent pour la moindre commande, il peut être intéressant, pour ne pas dire indispensable, de favoriser la centralisation de l’enregistrement des ressources. Le catalogue numérique du Centre de documentation et d’information (CDI) peut garantir cela, afin que tous les personnels de l’établissement, et en particulier pour les nouveaux venus, retrouvent aisément les ressources acquises. Cela vaut d’autant plus pour les ressources numériques destinées aux élèves. On constate que leur acquisition n’est pas toujours du ressort des professeurs documentalistes, alors que cela reste la règle pour les ressources imprimées [8]. Il est pourtant important de favoriser la cohérence d’un projet documentaire qui permette l’accès de tous à ces ressources.
Qu’il s’agisse de l’accès aux outils, aux réseaux ou aux ressources, il est indispensable que les personnels de direction et d’administration disposent d’une formation convenable. Cela permettrait de profiter d’un pilotage objectif, en connaissance de cause, afin de maîtriser simplement la gestion de certains pôles : la gestion d’un ENT ne peut dépendre des seules personnes ressources TICE. Les personnels de direction et d’administration doivent par ailleurs comprendre l’usage des manuels numériques, dont la gestion ne peut être remise aux professeurs documentalistes ou aux référents pour les usages pédagogiques numériques (RUPN), par exemple, de même que les manuels imprimés, en termes de gestion, sont bien du ressort des services administratifs de l’EPLE.
Qu’il s’agisse de ressources numériques documentaires ou de fiction, il convient de maintenir un accès et un financement suffisants pour les établissements scolaires. C’est le sens de l’engagement de la FADBEN au sein de l’IABD : promotion de l’open data, extension de l’exception pédagogique, développement de ressources libres. Mais c’est également le maintien de budgets d’acquisition qui garantissent la stricte indépendance des établissements et des professeurs documentalistes dans le choix des ressources numériques proposées par les éditeurs.
3. La formation et le pilotage académique et national : une cohérence à trouver
La formation initiale et continue des professeurs documentalistes ne doit pas se contenter de proposer une formation méthodologique aux outils numériques, par essence transitoires, mais doit plutôt se saisir des enjeux et concepts qui s’appliquent aux nouveaux médias et aux modes d’appropriation des savoirs dans le contexte numérique. Devant un champ d’enseignement marqué par une évolution constante et rapide, la réactualisation régulière des connaissances professionnelles des professeurs documentalistes se doit d’être un enjeu important des plans académiques de formation, mais aussi du plan national de formation [9] [10]
S’il convient de proposer aux enseignants des différentes disciplines une offre de formation généraliste en termes informatiques, numériques, médiatiques, cette dernière ne peut en aucun cas se substituer à la prise en compte des spécificités d’un enseignement info-documentaire, dont le professeur documentaliste a la charge. Il n’est pas envisageable que tous les enseignants soient spécialistes en ce domaine au même titre que les professeurs documentalistes, si bien que l’institutionalisation d’un enseignement info-documentaire devient fondamentale. Dans l’esprit des textes de l’UNESCO [11] [12] qui ont entraîné l’inscription de l’EMI dans la loi, celle-ci est à envisager en articulation avec l’information-documentation, selon cette spécificité du contexte scolaire français.
Mais il est nécessaire de faire connaître à l’ensemble de la communauté éducative la mission des professeurs documentalistes, enseignants à part entière et force de projets pédagogiques associés au développement de la culture informationnelle des élèves et de leur "culture numérique", concept qui reste toutefois à mieux cerner. De plus, il convient de respecter les compétences professionnelles des professeurs documentalistes, leur expertise documentaire, informationnelle et médiatique, entre autres en veillant à ce que les outils et ressources numériques n’effacent pas les ressources imprimées, toujours essentielles.
Enfin, une politique nationale de développement du numérique à l’école, en termes de projets pédagogiques et de mise en valeur de ressources diverses, à destination des élèves, paraît complexe dans un contexte de politiques académiques trop différenciées. Ainsi, on constate actuellement des perspectives très différentes, d’un délégué académique numérique (DAN) à un autre. Cette situation pose problème quand il s’agit pour eux de librement considérer certaines missions, en particulier celle du professeur documentaliste. Celui-ci devient formateur d’autres enseignants ici, promoteur d’espaces numériques en libre service là, souvent sans respect pour les axes de mission des professionnels concernés. La Direction du numérique pour l’éducation peut être la garantie d’une cohérence nationale qui manque actuellement, avec des prises de libertés problématiques de la part des conseillers TICE auprès des recteurs.
Conclusion
De par leur formation, les professeurs documentalistes possèdent les compétences professionnelles leur permettant d’assurer le développement d’une culture informationnelle chez les élèves, associée à la maîtrise des supports imprimés et numériques et à leur usage critique.
Ces professionnels, dans leur mission, mettent à disposition des élèves des ressources multiples, avec un travail important de gestion. Ils assurent ainsi la lisibilité des acquisitions faites dans un collège ou un lycée. Par ailleurs, ils préparent et conduisent des séquences pédagogiques associées à l’enseignement et aux apprentissages info-documentaires, assorties d’évaluations. Au fait des théories des Sciences de l’information et de la communication et des évolutions info-documentaires, médiatiques et numériques, ils peuvent mener une approche didactique objective et critique afin de favoriser un développement des savoirs info-documentaires des élèves. Pourtant les compétences professionnelles des professeurs documentalistes sont encore mal reconnues, dans les statuts de la profession, et mal connues, par la communauté éducative.
C’est pourquoi il convient de définir enfin le service d’enseignement des professeurs documentalistes. Seule une reconnaissance statutaire claire permettra le respect systématique de leur mission professionnelle. D’autre part, il est nécessaire de favoriser une information et une formation satisfaisantes, dans le cadre des formations initiale et continue, avec les autres professeurs, mais aussi avec les personnels dits de Vie scolaire ou les personnels de direction. La mission de Référent pour les usages pédagogiques numériques (RUPN), fonction mise en place en novembre 2010, est sans doute à revoir, pour éviter les confusions sur les missions des uns des autres, afin de favoriser la contribution de tous au développement du numérique dans l’École.
Enfin, l’offre de formation continue doit être satisfaisante afin de permettre à tous les professeurs documentalistes de disposer des compétences professionnelles nécessaires à l’exercice de leur mission : la création d’un service d’enseignement, d’une inspection spécifique, sont ainsi associées à la réussite d’un développement numérique optimal.
Notes
[1] Décret n° 2014-133 du 17 février 2014 fixant l’organisation de l’administration centrale des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche. Publié au JORF n°0041 du 18 février 2014. Disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028613832&dateTexte=&categorieLien=id
[2] Article L332-5 du Code de l’Education modifié par la loi n°2013-595 du 8 juillet 2013 - art. 53. Disponible sur : http://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do;jsessionid=0EE17F9F10C38DDDA1714C2EEFB7E5B2.tpdjo07v_2?idArticle=LEGIARTI000027682873&cidTexte=LEGITEXT000006071191&categorieLien=id&dateTexte=20140313
[3] Manifeste 2012 de la FADBEN : "Enseignement de l’information-documentation et ouverture à la culture informationnelle". Disponible sur : http://www.apden.org/MANIFESTE-2012.html
[4] Proposition d’un référentiel de compétences FADBEN, 1997. Disponible sur : http://www.apden.org/IMG/pdf/REFERENTIEL-COMPETENCES-1997-3.pdf
[5] Les savoirs scolaires en information-documentation, Médiadoc mars 2007. Disponible sur http://www.apden.org/IMG/pdf/Mediadoc-Savoirs-scol_Mars2007_Der.pdf
[6] Wikinotions InfoDoc, FADBEN. Disponible sur http://www.apden.org/wikinotions/index.php?title=Accueil
[7] Circulaire n° 5608 du 19 septembre 2012. Disponible sur http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2012/09/cir_35837.pdf
[8] Enquête FADBEN : Les professeurs documentalistes et les apprentissages info-documentaires, 10/2013. Disponible sur : http://www.apden.org/Les-professeurs-documentalistes-et.html
[9] Le Plan National de Formation 2014, Eduscol. Disponible sur http://eduscol.education.fr/cid46906/le-plan-national-de-formation-2014.html#lien0
[10] Le PNF, nouveau déni, nouveau défi ? FADBEN, 10 février 2014. Disponible sur http://www.apden.org/Le-PNF-2014-nouveau-deni-nouveau.html
[11] UNESCO. Éducation aux médias et à l’information. Programme de formation pour les enseignants. 2012. Disponible sur http://unesdoc.unesco.org/images/0021/002165/216531f.pdf
[12] UNESCO. Global Media and Information Literacy Assessment Framework : Country Readiness and Competencies. 2013. Disponible sur : http://unesdoc.unesco.org/images/0022/002246/224655e.pdf