Vous avez dit « enseigner » ? Volume 2 : Information Documentation
Mediadoc n°6 - Avril 2011
Edito…
Ivana Ballarini-Santonocito
La réflexion engagée dans notre précédent numéro sur l’acte d’enseigner trouve un écho particulier dès lors qu’elle croise l’engouement actuel pour le modèle anglo-saxon des learning ressources centres et se révèle d’autant plus nécessaire concernant l’enseignement info-documentaire.
Le modèle du learning ressources centre, qui se développe dans les bibliothèques universitaires, donne la priorité à l’acte d’apprendre, le learning, pour rester dans le bruissement des anglicismes qui se voudraient porteurs d’innovation. Celui-ci y est opposé au teaching, l’enseignement qui, par là même, se teinte d’archaïsme.
Le learning ressources centre est un lieu dédié aux apprentissages en autonomie. Selon ses promoteurs, il favoriserait l’autodidaxie par l’accès à des plate-formes de ressources diverses et variées, avec toutefois une prédilection et un effort renouvelé dans l’offre numérique mise à disposition des usagers. La logique privilégiée est donc celle de l’accès aux ressources, intégrant les cours en lignes et les plate-formes interactives de formation. Il revient à l’usager du lieu de faire les choix les mieux adaptés à ses besoins d’apprentissages en surfant sur les réseaux.
La médiation technique vient ici se substituer à la médiation enseignante. Dans cette nouvelle configuration, l’enseignant qu’il soit professeur documentaliste ou d’une autre discipline, ne serait plus là que pour mettre à disposition des ressources et répondre aux demandes plus spécifiques des usagers en fonction des besoins exprimés.
Concernant la fonction enseignante du professeur documentaliste, la mutation préconisée des CDI en learning centre ouvre un nouveau terrain à la controverse relayée dans ce numéro : pour celui-ci l’acte d’enseigner peut-il se contenter d’une mise à disposition de ressources favorisant l’acquisition autonome de savoirs ? Ou, adoptant une approche didactique, doit-il faire signe et sens sur l’acquisition de savoirs info-documentaires permettant d’entrer dans la culture de l’information ?
Précisons au passage que la didactique est loin d’être tombée en désuétude et reste une science toujours ouverte sur l’innovation. Or, en didactique l’opposition entre enseignement et apprentissage n’a pas lieu d’être tant l’un ne saurait se concevoir sans l’autre. Alors plutôt que de vouloir faire du CDI, transformé en learning centre, un nouveau temple dédié aux seules technologies numériques de l’apprentissage par lesquelles des ressources sont mises à disposition, ne conviendrait-il pas mieux de s’interroger sur cette technique devenue omniprésente ? Au séminaire « Du CDI au learning centre » qui s’est tenu à l’ESEN du 23 au 25 mars 2011, Alain Giffard a très justement évoqué les effets de la lecture hypertextuelle qui provoque une certaine désorientation et une dissociation entre lecture et réflexion. Il a dénoncé l’impact des industries numériques qui relèvent de l’économie de l’accès et de la captation de l’attention et qui investissent aujourd’hui le lieu de l’école. Sa conférence s’est terminée par une interrogation sur la place des lieux d’apprentissage qui doivent être, selon lui, des lieux où on doit apprendre à "décélérer", qui sont des lieux de répétition où il faut réinventer l’"exercice". Ne pointe-t-il pas là la dérive des learning centres : suffit-il de mettre les élèves sur les réseaux, confrontés en autonomie au tout numérique et s’adonnant sans plus de recul aux pratiques qui sont déjà les leurs, pour qu’ils acquièrent science et savoir ? Ce qui est dénoncé ici c’est un certain lobbying industriel et économique qui déstructure la société jusqu’au sein de ses universités et de son école.
N’est-ce pas tout l’enjeu porté par un enseignement de l’information-documentation que de vouloir faire acquérir aux élèves des connaissances sur les réseaux et les techniques de la mémoire, sur les objets informationnels et les processus de traitement de l’information, aussi bien techniques que cognitifs ?
Parce que depuis Platon et la lecture qu’en fait Derrida, la technique est perçue comme un pharmakon, comme une dualité potentiellement bénéfique ou maléfique, une médiation enseignante favorisant les apprentissages informationnels ne peut que contribuer à transformer ce poison en remède. Il nous faut « prendre soin de la jeunesse », nous dit Bernard Stiegler, n’est-ce pas là le rôle de l’école ? Alors faisons de nos CDI des lieux pour apprendre à « décélérer » et à réfléchir en toute connaissance aux pratiques, donnons aux élèves des clés de compréhension de cet univers informationnel auquel ils s’adonnent avec passion, mais souvent bien aveuglément, afin qu’ils s’en emparent avec intelligence et bienveillance. Pour qu’enseigner et apprendre demeurent au cœur de notre mission.