2015
oct.
9

Vers de nouveaux maitres de l’hyperdocumentation

Conférence de Olivier Le Deuff le 9 octobre 2015

Disponible en vidéo sur : https://www.canal-u.tv/chaines/apden-ex-fadben/seconde-journee-10-octobre-2015/vers-de-nouveaux-maitres-de-l

L’intérêt pour une convergence et une alliance des littératies (Le Deuff, 2012 et Delamotte et ali. 2014) ne doit pas pour autant limiter la portée de l’enseignement en émergence, tant les contenus se complexifient au-delà des sphères médiatiques et informationnelles traditionnelles. Les artefacts de la documentalité (Ferraris, 2014), en tant que documents qui inscrivent la moindre de nos relations et intentions, prennent différentes dimensions, voire différents genres (Gitelman, 2014) qui font que la réduction de la formation à une éducation aux médias et à l’information risque d’occulter l’essentiel. En effet, le fait de mettre de plus en plus de côté le terme de documentation ainsi que celui de document pour privilégier ceux de médias ou d’information nous place dans un prisme qui est réducteur, notamment car il nous place dans un mouvement sans cesse renouvelé des nouveaux médias. Le risque est donc de privilégier les formes dominantes de la publication et de la diffusion en négligeant les formes documentaires pourtant plus nombreuses, même si elles sont plus complexes à appréhender et donc à décrire. Nous considérons que nous sommes entrés dans les premiers stages de l’hyperdocumentation que décrivait Paul Otlet dans le Traité de documentation.

Dès lors, le risque est de vouloir former essentiellement aux médias les plus en vue, comme les médias traditionnels issus de l’audiovisuel par exemple, avec leur déclinaison éventuelle sur le web et les nouveaux médias, qui finiront par devenir également des « vieux nouveaux médias », notamment les dispositifs types réseaux sociaux. Nous plaidons pour une formation aux médias qui soit davantage historique et qui montre les continuités et les ruptures, dans une approche qui repose sur l’archéologie des médias (Parikka, 2012). De plus, dans le concept d’EMI, l’information ainsi accolée à l’expression de médias tend à accroître la représentation essentiellement de nature « news » et diminue de fait les aspects plus info-documentaires. Au lieu de produire un équilibre, cela provoque en fait un renforcement d’une formation simplement ancrée dans le régime de l’actualité.

L’enjeu est tout autre et va bien au-delà de la seule perspective de considérer l’individu lui-même comme une forme de néo-média, avec les théories qui font de l’individu un objet marketing comme le personal branding. Nous souhaitons donc ici nous placer dans une perspective davantage ancrée « documentation de soi » ou « écritures de soi » (Le Deuff, 2014a), plus longue et plus durable, ce qui oblige à des ambitions bien différentes en matière de formation. C’est donc une formation ancrée dans la « maîtrise de soi » qu’il convient de développer tandis que les métries du moi se développent de façon grandissante. Cela nous conduit à nous intéresser à l’ensemble des actions de documentation produites par ou autour de l’individu, notamment du fait d’une néo-documentalité qui repose sur des unités infra-documentaires que nous avons coutume d’appeler données.

1. L’extension des métries

Désormais les expressions de data, big data, d’algorithmes sont devenues courantes au point que ce vocabulaire ne peut rester l’apanage des sciences mathématiques et informatiques tant leur emploi concerne de plus en plus nos activités personnelles. Cela implique par conséquent à la fois une prise en compte par d’autres disciplines scientifiques, mais également un travail didactique pour en faire un objet d’enseignement de façon plus précoce dans les temps de formation info-documentaire. La logique algorithmique permet d’opérer des croisements et de produire des résultats par l’utilisation de recettes qui fonctionnent plus ou moins bien selon la qualité des données captées. Ces logiques principalement marchandes connaissent également des développements au niveau de la société de surveillance, comme en témoigne la nouvelle loi sur le renseignement qui espère de façon illusoire séparer le grain de l’ivraie.

La tentation de s’en remettre à une raison computationnelle où tout pourrait être calculé, voire prédit, devient prégnante et digne des pires dystopies fictionnelles. Chris Anderson, l’ancien rédacteur en chef de Wired Magazine, avait d’ailleurs envisagé une fin de la science [1] du fait de la possibilité d’une description du réel par l’accumulation de données captées en temps réel et aussitôt analysées par des algorithmes, ce qui confère à ces dispositifs et à ceux qui les gèrent des pouvoirs. Ce qu’Antoinette Rouvroy nomme la gouvernementalité des algorithmes nous interroge dans notre progressive soumission à de nouvelles métries dont le terrain ne cesse de croître, d’autant que nous participons volontairement ou non à leur expansion. Une expansion irrésistible car elle se voudrait évidente, éloignée de toute théorie et idéologie, ce qui nous amène à partager le point de vue de Jean-Max Noyer et de Maryse Carmès (Noyer, Carmès, 2014) sur le besoin d’une critique qui « porte sur la naturalisation et l’essentialisation de la Statistique, omniscience clairvoyante dans l’Ether des données ». Incontestablement, cette mise en données (mais il faudrait plutôt parler d’obtenues comme le préconisait Bruno Latour) du monde entraîne de nouvelles logiques relationnelles, mais également en ce qui concerne le travail et le marché de l’emploi de plus en plus ancré dans des logiques d’automatisation qui font craindre la disparition de la moitié des emplois, y compris des emplois qualifiés chez les travailleurs du savoir dans les prochaines décennies. Ce qui pousse Bernard Stiegler (Stiegler, 2015) à envisager de nouvelles pistes dans cette société de l’automatisation.

2. L’extension des maîtrises (et des littératies)

Parmi les pistes envisageables, il serait opportun d’envisager au travers d’une littératie nouvelle (une de plus), la littératie des données (data literacy, Wanner 2015), qui implique par conséquent une capacité à mieux comprendre ce que l’on souhaite vraiment « donner » et ce que l’on peut à l’inverse prendre et réutiliser. Il faut donc effectivement repenser les conditions politiques et juridiques du don, ce qui implique d’ouvrir des perspectives aux échanges non-marchands mais aussi de mieux saisir où se situent les valeurs ajoutées dans la circulation des données, des informations et des documents. Évidemment se pose également ici les questions de la captation et de la rétention. Data literacy et attention literacy sont donc clairement couplées.

La maîtrise de l’information est désormais une expression désuète, tant maîtriser devient illusoire face à une complexité informationnelle et technique. La maîtrise totale est donc impossible. Néanmoins, cette maîtrise doit s’incarner dans la figure de nouveaux maîtres et de nouveaux processus de transmission des savoirs et des compétences. Il ne s’agit pas de concevoir le maître comme seul dépositaire du savoir qui dispenserait progressivement ce qu’il sait à ses élèves ou étudiants. Même si certains aspects de la fonction magistrale ne sont pas à rejeter, car ils demeurent toujours importants du fait de pouvoir incarner une forme de confiance et une maturité à laquelle l’élève peut se fier, il est évident que les nouveaux maîtres se doivent d’incarner d’autres fonctions. On peut en citer plusieurs, comme celle de guide, de tuteur, de conseiller, capable d’intervenir et d’assumer une forme de présence dans une multitude d’environnements présentiels comme numériques, notamment en prenant davantage en compte les pratiques domestiques et quotidiennes des élèves, tant la première relation à la documentation est de plus en plus la documentation de soi. La documentation n’est donc absolument pas une discipline désuète, bien au contraire, ce que nous avons tenté de démontrer récemment (Le Deuff, 2014b).

Désormais, on a de plus en plus besoin de maîtres d’armes numériques [2], et il convient que les professeurs documentalistes en fassent partie, aussi bien grâce à la formation initiale que continue. Car ces maîtres dont nous avons besoin, ce sont ceux qui possèdent une certaine mesure, tout d’abord d’eux-mêmes, mais aussi des choses et notamment des objets techniques, bref une raison digitale et non pas simplement numérique [3] car c’est celle de l’homme dans sa relation à la machine. C’est aussi ceux qui sont capables de voir au-delà des apparences et des évidences et qui connaissent les différents milieux de savoir, des plus récents aux plus anciens. Cette raison digitale, qui ne peut se réduire à une raison computationnelle, c’est celle de l’alliance du corps et de l’esprit, mais c’est aussi ce doigt qui montre la voie : cette indexation des connaissances, avec la figure de l’index, déjà représenté dans les manuscrits sous forme de manicule et transformé dans nos interfaces web comme symbole du lien hypertexte. Le maître d’armes est ainsi celui qui ramène l’histoire face à la tyrannie du présent et de l’instantané, face aux logiques de solutions en temps réel, des algorithmes (Rouvroy et Berns, 2013) et des big data qui mettraient la science hors-jeu. Car les « nouveaux mètres » sont déjà à l’œuvre et leur objectif est de faire oublier que l’homme est la mesure de toute chose. Les métries de nos existences et de nos actions deviennent des éléments-clef de la nouvelle économie. Une économie dont Google est évidemment un des chantres et dont la philosophie est d’ailleurs issue des sciences de l’information et de la documentation, même si le mythe des créateurs est de nous faire croire que le moteur est né de l’imagination de deux cerveaux [4].

Or plus nous produisons des données et des métadonnées, plus nous avons à l’inverse besoin de nos capacités d’analyse, si ce n’est désormais que l’analyse documentaire se complexifie face à l’infiniment petit documentaire (les données et métadonnées) ainsi que face à l’infiniment grand documentaire (les big data). C’est bien à ces différentes formes documentaires, infradocumentaires et mégadocumentaires, auxquelles il s’agit de former désormais. Et ce n’est pas fini tant il faudra de plus en plus intégrer d’autres sens et d’autres matérialités (internet des objets par exemple). Il faut envisager une extension continue des formes documentaires dorénavant et donc de la documentalité toute entière. Le temps de l’hyperdocumentation est donc venu, selon la prédiction de Paul Otlet :

L’évolution de la Documentation se développe en six étapes. Au premier stade, l’Homme voit la Réalité de l’Univers par ses propres sens. Connaissance immédiate, intuitive, spontanée et irréfléchie. Au deuxième stade, il raisonne la Réalité et cumulant son expérience la généralisant, l’interprétant, il s’en fait une nouvelle représentation. Au troisième stade, il introduit le Document qui enregistre ce que ses sens ont perçu et ce qu’a construit sa pensée. Au quatrième stade, il crée l’instrument scientifique et la Réalité paraît alors grandie, détaillée, précisée, un autre Univers décèle successivement toutes ses dimensions. Au cinquième stade, le Document intervient à nouveau et c’est pour enregistrer directement la perception procurée par les instruments. Documents et instruments sont alors à ce point associés qu’il n’y a plus deux choses distinctes, mais une seule : le Document-Instrument. Au sixième stade, un stade de plus et tous les sens ayant donné lieu à un développement propre, une instrumentation enregistreuse ayant été établie pour chacun, de nouveaux sens étant sortie de l’homogénéité primitive et s’étant spécifiés, tandis que l’esprit perfectionne sa conception, s’entrevoit dans ces conditions l’Hyper-Intelligence. « Sens-Perception-Document » sont choses, notions soudées. Les documents visuels et les documents sonores se complètent d’autres documents, les tactiles, les gustatifs, les odorants et d’autres encore. À ce stade aussi l’« insensible », l’imperceptible, deviendront sensible et perceptible par l’intermédiaire concret de l’instrument-document. L’irrationnel à son tour, tout ce qui est intransmissible et fut négligé, et qui à cause de cela se révolte et se soulève comme il advient en ces jours, l’irrationnel trouvera son « expression » par des voies encore insoupçonnées. Et ce sera vraiment alors le stade de l’Hyper-Documentation.

Otlet nous montre que nous n’en sommes qu’aux débuts de l’hyperdocumentation (où tout pourrait être potentiellement enregistré). Les nouveaux maîtres de l’hyperdocumentation doivent former des hommes bien documentés, et non pas faits documents de manière passive. C’est l’enjeu de la défense de l’axe de l’indexation des connaissances, face à celui de l’indexation des existences.

3. Une discipline mesurée

L’existence devenant documentée de plus en plus tôt, et parfois avant la naissance, comme en témoignent les photos d’échographie, c’est bien à une documentation de soi à portée longue qu’il convient de songer, alors que les logiques sont surtout à court terme, notamment celles du marketing, dont le but est plutôt de nous faire céder à l’impulsion d’achat. Or, c’est bien l’inverse dont nous avons besoin en ce qui concerne nos constructions individuelles qui dépassent nos existences classiques pour se prolonger au-delà, tel le Ka documentarisé [5] que j’avais évoqué il y a quelques années. Ce besoin de prolonger son existence via les médias se constate avec l’étrange volonté de se faire enterrer dans un cercueil sous forme de téléphone portable ou par l’étrange projet de Ray Kurzweil de rechercher une immortalité de l’esprit par un transfert potentiel dans une machine.

On constate que les évolutions des technologies et des médias lorsqu’elles manipulent de l’information s’accompagnent fréquemment des discours et d’aspirations mystiques, religieuses, voire totalement étranges. Cette proximité de la parapsychologie avec les nouveaux médias semble de nouveau être à l’œuvre avec la proximité des aspirations transhumanistes et des concrétisations régulières des leaders du web comme Google. Derrière cette volonté de tout savoir et de tout donner à voir, l’individu apparaît comme suspect potentiel — sauf bien sûr s’il n’y a rien à cacher — comme nous le présentent ceux qui prétendent traquer terroristes et autres acteurs jugés dangereux.

Cependant, ce discours liberticide, que tiennent régulièrement des acteurs importants des GAFA, notamment Vinton Cerf, un des pionniers de l’Internet notamment au niveau des protocoles, a de quoi interroger les formateurs quant au rôle que l’on souhaite conférer aux médias numériques. Une nouvelle fois, la question de la discipline se trouve posée :

  • D’une part, comme l’évoquait Foucault en rappelant que les institutions étatiques au travers de l’école, l’armée et l’hôpital sont souvent des institutions de contraintes et de contrôle qui visent à discipliner les corps et l’esprit. Les nouvelles institutions de pouvoir semblent être tout autant les principaux leaders du web désormais. Sans pour autant évoquer comme trop souvent le fait qu’il faudrait absolument les éviter, nous pensons au contraire qu’il faut les démocratiser.
  • D’autre part, la discipline que nous envisageons est d’abord une discipline de soi, comme l’évoque aussi Foucault, en montrant l’importance des arts du soi et des écritures de soi comme fondement de la philosophie occidentale et de la prise de soin de l’esprit. C’est évidemment ici qu’il convient de placer les bases d’une formation, à condition de réviser la position de Foucault en rappelant, comme le fait Bernard Stiegler (Stiegler, 2008), que l’École est aussi un lieu de formation aux techniques de soi, notamment via la skholé. Dès lors, c’est bien la question spirituelle (et non pas spiritiste) qu’il s’agit de penser autour d’une nouvelle école de pensée. Cela implique donc des discipuli, des disciples ou tout simplement des élèves et étudiants.
  • Dernièrement, la discipline évoquée précédemment a toute légitimité pour devenir une discipline d’enseignement et donc une discipline réellement « scolaire », ce qui implique une transmission et l’inscription au sein d’une tradition documentaire.

Cette refondation disciplinaire ne peut donc reposer que sur une EMI de surface, mais doit au contraire impliquer une capacité à se « démettre » des systèmes métriques et de calcul qui deviennent de plus en plus prégnants. Cela ne signifie pas adopter une position socratique qui conduirait à une technophobie, il s’agit davantage d’intégrer la technique, et notamment les techniques digitales, mais de façon à ce qu’elles ne deviennent pas des instruments de contrôle par les autres, mais davantage des instruments du contrôle de soi.

Car finalement, face à la démesure de vouloir tout mesurer, cette hybris, il paraît opportun de retrouver un peu de mesure.

Références bibliographiques

  • CARMES, Maryse, and Jean-Max NOYER. “L’irrésistible Montée de L’algorithmique. Méthodes et Concepts En SHS.” Les cahiers du numérique 10.4 (2014) : 63–102. CrossRef. Web. 5 June 2015.
  • DELAMOTTE, Eric, LIQUETE, Vincent, FRAU-MEIGS, Divina. « La translittératie ou la convergence des cultures de l’information : supports, contextes et modalités ». Spirale, 2014, pp.145-156
  • FERRARIS, Maurizio. Âme et iPad. Trans. Hélène BEAUCHET. Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2014. OpenEdition Books.
  • GITELMAN, Lisa. Paper Knowledge : Toward a Media History of Documents. Durham  ; London : Duke University Press Books, 2014. Print.
  • LE DEUFF, Olivier La documentation dans le numérique, Presses de l’Enssib, 2014
  • LE DEUFF, Olivier. « Identité numérique. Vers une formation aux écritures et au souci de soi ? » in Enseignement, préservation et diffusion des identités numériques, sous. la dir. de Jean Paul Pinte, Hermès Lavoisier, 2014 p.11-25
  • LE DEUFF, Olivier. « Littératies informationnelles, médiatiques et numériques : de la concurrence à la convergence ? », Etude de communication n° 38,2012, p.131-147
  • PARIKKA, Jussi. What is Media Archaeology ?. ed. Cambridge : Polity Press, 2012.
  • ROUVROY, Antoinette, BERNS, Thomas. « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation : le disparate comme condition d’individuation par la relation ? » Politique des algorithmes. Les métriques du web. RESEAUX, Vol.31, n.177, pp. 163-196. Ed. D. Cardon. La Découverte, 2013.
  • STIEGLER, Bernard. La Société automatique : 1. L’avenir du travail. Paris : Fayard, 2015.
  • STIEGLER, Bernard. Prendre Soin : Tome 1, De La Jeunesse et Des Générations. Flammarion, 2008.
  • WANNER, Amanda. “Data Literacy Instruction in Academic Libraries : Best Practices for Librarians. » See Also 1.1 (2015) : n. pag. ojs.library.ubc.ca. Web. 5 June 2015.
Vers de nouveaux maîtres de l’hyperdocumentation de FADBEN
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