Sur quelques apports récents de la recherche à la connaissance de l’information
Conférence de Bernard Miège le 9 octobre 2015
Disponible en vidéo sur : https://www.canal-u.tv/chaines/apden-ex-fadben/premiere-journee-09-octobre-2015/sur-quelques-apports-recents-de-la
Dans tous les domaines de la connaissance, la diffusion des résultats est une démarche problématique, n’allant pas de soi et même controversée, en dépit de la multiplication des dispositifs de vulgarisation. Les chercheurs eux-mêmes doutent généralement de l’efficacité et de la pertinence de cette transmission, et même ceux d’entre eux qui font carrière dans la vulgarisation sont amenés à mesurer toute la distance qu’il y a entre les travaux scientifiques récents et ce que les publics cibles, aussi bien les usagers finaux que les professionnels, peuvent en connaître. Ce décalage (le terme est trop faible) est-il en passe d’être réduit en une période où l’information, notamment l’information spécialisée, est désormais disponible à profusion et aisément accessible, du moins en apparence ? Rien n’est moins certain, même si à cet égard on se montre généralement très/trop optimiste. Mais cet optimisme doit être tempéré, ne serait-ce qu’en raison de la marchandisation croissante des informations scientifiques elles-mêmes.
Cette réflexion liminaire est sans doute au cœur de vos préoccupations et de vos questionnements sur l’avenir des professions de l’information-documentation, mais elle ne constitue que l’arrière-plan du sujet que l’on m’a demandé d’introduire aujourd’hui et qui porte plus précisément sur la recherche en information – communication (notez bien que j’accole le concept de communication à celui d’information, en les reliant par un tiret et non un trait d’union, et j’aurai ci-après l’occasion de m’expliquer sur ce choix fondateur), ses apports récents et ce en quoi ils peuvent vous aider et conforter vos pratiques. Mais en réduisant en quelque sorte la focale, on ne se simplifie pas nécessairement la tâche pour une raison que je tiens à souligner d’entrée : autant la recherche en Information & Communication s’est beaucoup développée, depuis son émergence voici une quarantaine et même une cinquantaine d’années -ce qui dans le domaine scientifique est un espace-temps qui n’a rien d’impressionnant- et surtout depuis le début du siècle, autant elle demeure mal connue et reconnue des usagers finaux ainsi comme des professionnels. Peut-être est-elle même, actuellement, l’un des domaines de la connaissance où les chercheurs ont le plus de difficultés à faire connaître leurs travaux, car entre eux et les usagers s’interposent diverses catégories de professionnels de la médiation, des journalistes, des spécialistes de l’information professionnelle, des documentalistes intervenant dans des secteurs variés, des essayistes à succès, et ces différents professionnels, consciemment parfois, mais également inconsciemment, se font les porteurs d’un discours d’expertise laissant peu de place au discours proprement scientifique. Cette interposition de l’expertise n’est pas propre à l’Information – Communication, mais elle s’y observe avec une acuité particulière, et ce qu’elle révèle ce sont toute une série d’enjeux de pouvoir ou de répartition de rôles et de places.
Peu reconnue, voire difficilement identifiable, la recherche en Information – Communication doit toutefois être appréhendée de plus près. A l’imitation des rapports officiels, on peut le faire à l’aide d’indicateurs plus ou moins quantifiés : croissance du nombre de revues et de collections d’ouvrages ; pluralisation et même (trop) grande diversification des champs de recherche ; création de sociétés scientifiques et d’activités régulières de celles-ci presque sur l’ensemble de la planète ; multiplication des échanges internationaux de toutes sortes ; diversification des thèmes comme des terrains de recherche et assez profond renouvellement des fondements théoriques depuis les débuts au cours des années soixante et soixante-dix ; renforcement significatif des préoccupations d’ordre méthodologique, etc. Sans doute ces caractéristiques se retrouvent-elles plus ou moins dans d’autres domaines, mais on ne peut se satisfaire de ces données parfois exposées sous forme bibliométrique même si on ajoute que leur croissance est particulièrement exemplaire pour l’Information – Communication et se poursuit. Aussi convient-il d’ajouter d’autres traits qui marquent en profondeur cette recherche ; et particulièrement :
- l’affirmation de son autonomisation par rapport à des domaines de recherche qui l’ont précédée, et qui relevaient soit de la technologie, soit du politico-juridique, soit des humanités ;
- sa relation étroite avec les innovations (on y reviendra) et les mutations sociales, en correspondance avec la création foisonnante de Tic et de nouveaux médias ;
- son orientation effective vers des travaux de terrain et des analyses d’actions situées (alors qu’elle aurait pu être, à l’image d’autres disciplines, happée par des préoccupations gestionnaires ou de mise sur le marché) ;
- l’option non exclusive mais essentielle pour des approches interdisciplinaires, et le rôle moteur de la nouvelle discipline des SIC (sciences de l’information et de la communication).
Et ce sont ces traits qui sont niés, ou en tout cas dissimulés et mis de côté, lorsque des professionnels, des experts ainsi que des usagers abordent l’information en toute candeur, avec beaucoup d’ingénuité, comme si la connaissance des phénomènes informationnels allait de soi et pouvait se révéler au fil des seules expériences personnelles et des apprentissages individuels. Le maniement des outils, souvent laissé à la libre initiative de chacun, ne donne pas seulement un sentiment de puissance en ce qu’il prolonge les capacités personnelles, il laisse supposer à chacun que la connaissance des phénomènes peut se satisfaire de ce que les pratiques, et le plus souvent ses propres pratiques, en laissent entendre, comme si celles-ci ne s’inscrivaient pas dans des ensembles de pratiques socialement situées, elles-mêmes organisées sous l’emprise de stratégies d’acteurs sociaux puissants s’appuyant sur des idéologies modernistes fortement valorisées publiquement (telles la coopération, la création et la convergence). A la réflexion, ce qui n’est pas favorable à la diffusion des connaissances élaborées en Information – Communication, c’est la conjonction d’un double mouvement : d’une part l’émergence relativement récente du domaine dans les sociétés contemporaines et leur légitimation progressive (au même titre que la santé, l’éducation, l’urbanisation, l’action sociale, etc. mais postérieurement à celles-ci) ; d’autre part la forte croissance pendant deux décennies au moins des dispositifs techniques d’accès dans un contexte d’individualisation marchande et stimulant l’auto-production. Les marques sociales de ce mouvement sont mises de côté, et dès lors point besoin de connaissances sinon celles que l’on acquiert soi-même, démarche qu’il faut bien qualifier d’empirique. Mais une chose est de mettre en évidence les (difficiles) conditions actuelles de la diffusion des connaissances relatives à l’information, autre chose est de s’interdire de le faire, et même avec détermination. C’est à quoi je vais maintenant m’employer, en insistant d’abord sur deux contributions essentielles de la recherche en Information – Communication pour des professionnels de l’information – documentation, en présentant ensuite deux innovations et mutations à mon sens majeures, et en concluant sur l’articulation postulée entre les deux concepts d’information et de communication.
Deux contributions essentielles de la recherche
En premier lieu, grâce à la critique argumentée que permet l’accès aux travaux de recherche les plus récents, on a la possibilité de se mettre à distance de toute une série de notions-écran qui encombrent le marché des idées en fournissant à bon compte un prêt à penser : la société de l’information, l’ère des réseaux, la société de connaissance, la convergence, la collaboration, la diversité culturelle, les industries créatives, et même le numérique, etc. Il n’est pas envisageable de détailler en quoi les chercheurs ont produit des analyses qui s’écartent des propos de sens commun auxquels ces différentes notions donnent lieu ; je m’en tiendrai donc à un exemple, celui de la convergence, pour constater d’abord que la notion, qui n’est pas récente, a suivi depuis environ trois décennies un parcours qui n’a rien de rectiligne. La convergence a ainsi donné lieu depuis le milieu des années quatre-vingt à des formulations évolutives : appliquée d’abord aux télécommunications, à l’informatique et à l’audiovisuel, elle porte maintenant aussi bien sur les relations entre les outils informatiques et la radio diffusion, le téléphone fixe, le téléphone mobile et le web, que sur celles qui articulent l’ensemble des Tic et les nouvelles industries du contenu, ou même sur les liens entre les différentes filières du contenu (livre, presse et multimédia) ; la convergence est donc à géométrie variable, elle se donne à voir sous des facettes multiples et changeantes. Mais ce qui est vrai, c’est qu’elle consiste toujours plus ou moins dans l’articulation (tendant vers la fusion) 1° des réseaux de communication, 2° d’outils d’accès à de l’information et de son traitement généralement via des terminaux, et 3° de programmes informatifs, distractifs et culturels, et ce dans des lieux bien identifiés, au domicile ou sur le lieu de travail, ou désormais en mobilité et de façon ubiquitaire. A première vue, cette articulation paraît aller de soi et être corroborée par des données empiriques ou des observations que chacun peut être conduit à faire. Il se vérifie bien par exemple que les nouveaux objets techniques d’information et de communication s’accompagnent de changements dans les pratiques sociales (la recherche d’information grand public ou spécialisée, la consommation de musique enregistrée, la communication interpersonnelle à distance ou même la consultation d’ouvrages édités sont le lieu de mutations bien visibles, surtout à partir de l’extension de l’accès à l’Internet) ; il se vérifie également que les frontières entre branches industrielles sont en train de devenir poreuses. Quoi de plus manifeste a priori que cette évolution vers la convergence !
Mais c’est précisément la conception qui est sous-jacente à ces perceptions premières et opinions assez largement partagées qu’il faut interroger et que des chercheurs ont interrogée. Si séduisante soit-elle et malgré les justifications apparemment procurées par le constat de rapprochements désormais effectifs entre médias ou filières (la télévision ou la radio prenant place sur le web, les images télévisées diffusées sur le téléphone mobile, la téléphonie omniprésente sur Internet, les fournisseurs d’accès ou les câblo-opérateurs proposant des communications téléphoniques, etc.), elle est non seulement simplificatrice mais surtout elle est contestable : ce mouvement vers la convergence n’est aucunement le résultat automatique et déduit d’une dynamique qui trouverait sa source dans un puissant développement technologique autonome imposant sa loi ; il s’inscrit dans la durée (annoncée depuis plus de deux décennies, la convergence est toujours en train de se faire), est marqué par des réussites et des échecs, et doit être considéré comme un construit social à la réalisation duquel participent, et le plus souvent en s’affrontant, de nombreuses catégories d’acteurs sociaux, industriels d’une part, usagers-consommateurs d’autre part.
Résumons : les approches triviales de la convergence (remarquez qu’elles sont omniprésentes dans les catalogues des distributeurs de produits informatiques et audiovisuels), si séduisantes soient-elles, nous annoncent toujours un futur anticipant les usages, mais elles sont trompeuses car elles dissimulent et même nient que le développement à venir est tout autant le résultat des logiques sociales. L’accent est mis prioritairement ou uniquement sur les déterminations techniques et en se focalisant sur la dimension technique de la convergence, on est conduit à passer sous silence, tout ce que les Tic entraînent ou accompagnent en matière de mutations de l’information et de la communication. Et de ce fait, on traite les Tic comme si les qualificatifs d’information et de communication qui leurs sont accolés importaient peu.
En second lieu, ce que la connaissance des observations et des analyses des chercheurs favorise, c’est l’inscription dans la longue durée de phénomènes qui émergent et qui généralement sont présentés dans le temps de l’immédiateté quand ils ne sont pas anticipés, et donc perçus comme entièrement novateurs. Cette proposition doit sans doute vous étonner, voire vous scandaliser, car comme beaucoup de professionnels et surtout d’usagers, vous êtes généralement persuadés que l’information – communication a été entièrement bouleversée, révolutionnée, depuis l’avènement du numérique. Cette perception nous est commune, car tout nous incite à adopter cette vision régulièrement mise en avant par les promotions commerciales ou les discours d’experts, mais elle est fausse. D’abord, il y a lieu de distinguer entre de réelles innovations (on peut bien sûr en identifier), des mutations (par exemple sur la façon dont nos compétences sont amplifiées par le recours à des outils numériques) et des changements de toutes sortes (techniques, organisationnels, professionnels, etc.), et ne pas prendre les dernières –de loin les plus nombreuses- pour les premières, qui le plus souvent ne s’accomplissent pas brutalement et systématiquement. Ensuite et surtout le recours à la durée permet non seulement une approche plus mesurée, et moins événementielle, mais surtout moins superficielle et plus assurée. Trois exemples, qui vous concernent de près ou d’assez près vont venir à l’appui de cette proposition, selon moi essentielle :
- les pratiques informationnelles et culturelles évoluent et même se transforment, mais beaucoup moins rapidement qu’il nous semble à première vue ; c’est en tout cas ce que les travaux des spécialistes du DEPS (Ministère de la Culture) montrent sur une cinquantaine d’années : l’individualisation est constante, les différentiations et les inégalités persistent, les enjeux de distinction également, les usages nouveaux et spectaculaires ont parfois du mal à devenir des pratiques durables, et le nouveau s’ajoute à l’ancien plus qu’il ne le remplace ;
- si le numérique contribue à renforcer l’industrialisation des biens informationnels et culturels, l’origine de ce mouvement de fond est bien antérieure ; de même pour la réduction du primat de l’information de presse ainsi que de l’information documentaire spécialisée, les autres modalités de l’information, à l’initiative des entreprises et agences publiques, ayant pris leur essor dès les années quatre-vingt ;
- enfin, il en est de même pour l’ensemble des médiations sociales (culturelles, sociales, socioculturelles, etc.) qui, il est vrai, connaissent en profondeur un mouvement de désintermédiation et de médiatisation (en un double sens : à la fois par le recours à des outils techniques et par l’appel à des échanges directs entre prestataires et destinataires, faisant l’objet d’une écriture médiatisée) ; mais le mouvement était déjà engagé, non sans résistances d’ailleurs.
Difficile donc d’imputer au seul numérique (dont il conviendrait au reste de préciser en quoi il consiste précisément, ce qui ne va pas de soi), les phénomènes actuellement observables.
Entre autres innovations et mutations
En matière de contenus informationnels et culturels, les innovations que l’on peut qualifier de majeures sont rares, et même exceptionnelles lorsqu’elles portent sur des filières stricto sensu (et pas seulement des sous-filières, comme la télévision au sein de la filière audiovisuelle, ou des genres). Et pourtant, récemment, deux filières se sont formées, avec tous les éléments composants ou attributs propres à ce type d’industries du contenu. L’une était attendue, et on peut admettre qu’elle était en préparation depuis trente ans : il s’agit du jeu vidéo. La seconde vous est très proche, et pourtant, le plus souvent, vous ne la considérez pas comme une filière industrielle ; je serai enclin à la qualifier d’info-médiation, mais cette terminologie qui n’est pas reconnue pourrait tout aussi bien être remplacée par recherche d’information (expression qui a les faveurs des professionnels mais qui a l’inconvénient de mettre l’accent sur la démarche et les techniques appropriées à la réalisation de l’obtention de l’information recherchée, et non pas sur l’ensemble du cycle de production-valorisation). Historiquement, c’est d’ailleurs dans cette direction à la fois technique et professionnelle que les spécialistes (en particulier ceux de science de l’information) et les professionnels de la documentation (au sens large, tant professionnelle que scientifique) orientaient leurs efforts ; leurs visées étaient avant tout méthodologiques (comment représenter l’information ? comment y accéder et avec quels outils ? comment automatiser les requêtes ? etc.). Sauf exceptions, ils n’avaient pas le projet de contribuer à l’émergence d’une filière industrielle, à plus forte raison d’une filière grand public. Dès lors il n’est pas étonnant que ce soit d’autres acteurs, rattachés à l’industrie du logiciel, qui l’aient mise en œuvre. Et en effet, autour des années 2000, c’est à partir d’un moteur de recherche, basé sur des algorithmes d’autant plus efficaces qu’ils avaient le mérite de la simplicité, que Google a émergé rapidement pour acquérir une puissance quasi-mondiale (à l’exception surtout de la Chine). Cette puissance, économique, financière autant que culturelle et sociale, la firme de Mountain View, issue exclusivement des industries de l’informatique, l’a acquise en très peu d’années, sans doute grâce à une amélioration continue des logiciels d’exposition de l’information et aussi des outils linguistiques, ainsi qu’au soutien permanent du capital financier, grâce également à la puissance de ses serveurs installés maintenant à travers le monde ; on doit insister sur son modus operandi, qui consiste à offrir des informations brèves non produites par elle, reprises des supports professionnels sans respect des droits correspondants, et sélectionnées en raison de leurs occurrences d’apparition dans les requêtes. Google s’est toujours comporté comme si les acteurs professionnels de l’information (dans tous les domaines) n’avaient pas la moindre légitimité à faire respecter leurs produits, et ne cesse de s’adresser à tous ceux qui sont susceptibles de proposer des informations sans être des producteurs et à plus forte raison des éditeurs : ainsi dans le domaine culturel, ainsi aussi avec les amateurs. En dépit de timides réactions çà et là, cette stratégie est désormais bien connue, et de mieux en mieux installée, de même que s’ensuivent des tactiques induites et visant, de la part des instances économiques, politiques et culturelles à assurer et conforter leur positionnement et celui des événements dont ils veulent assurer la promotion, en bonne place des classements.
Ce qui est moins immédiatement perçu c’est que Google, même s’il a considérablement étendu ses domaines d’activité et tend maintenant à s’organiser dans le cadre de sa holding Alphabet, réunit toutes les marques d’une filière informationnelle, organisée de façon homogène et automatisée. Les produits offerts, que l’on peut qualifier de données ou de micro-données, n’ont certes fait l’objet d’aucune production rédactionnelle et éditoriale, et ils sont proposés à l’image de données brutes sans hiérarchisation éditoriale (du moins apparente) et sans mise en cohérence, en mêlant données d’archives et données d’actualité, avec une ambition encyclopédique. Et comment ne pas voir qu’il occupe une position dominante (cela représenterait jusqu’à 90% des requêtes en Europe) ? Cependant si Google a formé en très peu d’années (avec un temps très réduit allant de l’émergence à la maturité) un média au plein sens du terme (avec tous les critères définitionnels antérieurement attribués aux médias, et pas seulement ceux qu’on lui appliquerait par analogie), un média qui plus est de dimension quasi mondiale, pour la première fois sans doute à ce point, avec la nécessité pour lui de quadriller la planète avec un réseau de centres-serveurs de grande dimension, c’est qu’il a trouvé rapidement non pas seulement un modèle d’affaires (au sens des spécialistes de gestion), mais très précisément un modèle de production-consommation en provenance des industries culturelles et médiatiques, appliqué selon des modalités « pures et parfaites », et même au-delà, avec l’exploitation des données recueillies auprès des consommateurs : à savoir le modèle de flot. Cette entorse faite par les dirigeants de Google à leur culture d’origine est assurément la clé de la réussite.
On peut faire l’hypothèse que les adaptations, les naturalisations et les acclimatations prédomineront de plus en plus. En quelques endroits, la firme a été contrainte de négocier (si peu que ce soit) avec les éditeurs, producteurs d’informations et détenteurs de droits ou de contenus (ce qui l’a conduite à engager quelques partenariats), et elle a à faire face à des réactions d’Etats ou de groupements d’Etats, ainsi que de regroupements professionnels organisés nationalement et internationalement, et surtout à des exigences juridico-politiques qui ne sont pas prêtes de s’effacer. Elle s’attend à être concurrencée, surtout par des plates-formes spécialisées et donc plus performantes dans leurs domaines de spécialité respectifs ; mais la puissance financière acquise est telle qu’elle saura résister.
Parmi les mutations majeures auxquelles nous assistons sans pouvoir vraiment en donner une interprétation cohérente, je donnerai l’exemple de celles que connaît actuellement l’édition scientifique, d’autant que les publics de non spécialistes, les amateurs, y ont de plus en plus accès. Pour ce faire, je prendrai appui sur les travaux novateurs de ma collègue Cherifa Boukacem-Zeghmouri, dont le projet vise à analyser ce qui est en cours dans cette sous-filière mondialisée en profonde restructuration. Au départ, comme vous le savez, il y a le système des revues reconnues, légitimées même, et leurs collections d’articles, accessibles au départ surtout via des bibliothèques se les procurant par abonnements auprès d’éditeurs de plus en plus concentrés. Après analyse, la chercheuse en arrive à la conclusion principale suivante : « les mutations en cours (Libre Accès Vert et Doré, montée du système socio-économique du flot, web collaboratif et plateformes, montée de l’intermédiation, …) sont porteuses d’une complexité qui a néanmoins été intégrée au modèle de la revue scientifique. Cette dernière s’est adaptée (est en train de s’adapter, B.M.) à l’évolution de l’environnement de la communication scientifique qui perd ses repères historiques traditionnels et par la même ses frontières » (Boukacem-Zeghmouri, 2015, p. 148). Il convient de préciser : Libre Accès (open access) Vert = dans ce cas, les auteurs déposent leurs textes sur des archives ouvertes ; Libre Accès Doré = dans ce cas ce sont les revues – alternatives- qui sont en libre accès ; le flot, c’est le système permettant par exemple de consommer des programmes de TF1. Quoiqu’il en soit, la complexité des tendances d’évolution, récente et actuelle, porte à la fois sur l’évolution des pratiques, la fragmentation des contenus, et toute une série d’ouvertures (nouveaux types de contenus, nouvelles formes d’évaluation, appel à des acteurs du web, nouvelles modalités de valorisation, etc.), impliquant mais différemment les éditeurs et de nouveaux intermédiaires. Comment y voir clair et dégager des perspectives d’avenir ? Essentiellement, nous répond l’auteure, en distinguant deux transitions, l’une en rapport avec la numérisation, l’autre avec la fragmentation des contenus et des pratiques d’accès, celle-ci conduisant à terme vers des micro-contenus d’information scientifique proches des micro-données offertes par Google. Mon intention n’était pas de reprendre l’ensemble des travaux portant sur cette sous-filière, ni de présenter toutes les interprétations de l’auteure que j’ai citée ; il s’agissait de vous montrer que face à des évolutions effectivement erratiques, la recherche se donne pour but de déceler quelques mouvements sous-jacents qui leur donnent sens. Il était aussi d’indiquer que le numérique, à lui seul, ne saurait éclairer des tendances marquantes de l’Information – Communication.
L’articulation entre Information et Communication : un horizon réflexif pour les professionnels comme pour les chercheurs
La question de cette articulation est souvent posée car les représentations sociales, sinon les positions idéologiques tendant à séparer l’un et l’autre des concepts, sont persistantes. La première réponse consiste à faire remarquer que l’information est non seulement produite pour être distribuée, mais conçue en fonction d’une certaine représentation des lecteurs ou des téléspectateurs ; ainsi la communication implique l’information et une information non communiquée voit sa production progressivement abandonnée, et rien ne nous assure qu’il s’agisse d’un phénomène récent. Plusieurs auteurs ont insisté sur cette articulation structurelle entre les deux notions, ainsi Jean Meyriat : « disons donc que toute communication a un contenu cognitif, plus ou moins important, qui est l’information. Cela implique qu’il n’y a pas d’information sans communication. L’information n’est pas un acquis, un objet constitué, mais une modification, par ajout ou par transformation, de l’état de connaissance de celui qui la reçoit » (Meyriat, 1986). Jean Meyriat est revenu sur cette question dans un texte plus récent édité à l’occasion du vingtième anniversaire des sciences de l’information et de la communication : « notre idée était que la communication est un processus dont l’information est le contenu ; l’une ne peut donc être comprise sans l’autre, l’étude de l’une et de l’autre ne fait qu’un. […] L’information ne peut être conçue que communiquée (ou communicable), sans quoi elle ne se distingue pas de la connaissance. Et la communication (humaine) ne mérite d’être l’objet d’une science autonome que si elle engendre information, sans quoi elle se dissout dans l’océan sans rivages des relations de quelque sorte que ce soit entre les humains » (Meyriat, 1993). Et on ajoutera que les oppositions entre les deux notions se fondent le plus souvent sur des considérations de caractère technique, les techniques de la communication étant supposées entraîner une distorsion, voire une dénaturation des œuvres de l’esprit que sont les produits informationnels. Or l’information et la communication ont leurs destins liés depuis les sociétés de l’Antiquité ; et il se vérifie que les changements intervenant dans les supports de la communication ont toujours abouti à une modification sensible ou essentielle du contenu et de la forme des informations conçues puis diffusées ; ainsi les changements contemporains ne peuvent être réduits au passage d’une ère technique à une autre : tout aussi importants sont les changements politico-culturels ou ceux intervenant dans le fonctionnement de l’information, tout aussi décisifs sont les enjeux stratégiques, et particulièrement le renforcement de l’industrialisation de l’information et de la culture.
Dès lors, comment comprendre que certains en restent à une approche réduite à la communication entre acteurs sociaux, en dehors donc de tout intérêt pour l’information, et souvent à un niveau seulement micro-social ? Comment admettre qu’à l’inverse, l’information, notamment de presse, soit traitée indépendamment des réseaux et supports par lesquels elle est diffusée, ou même que la seule information envisagée par certains penseurs soit l’information journalistique, comme si la recherche devait éviter tout ce qui échappe aux normes reconnues de celle-ci ? Comment ne pas voir que l’explosion constatée de l’information documentaire rend réducteur les conceptions aujourd’hui étroitement sectorielles de la bibliothéconomie ? Comment ne pas constater qu’il y a bien des avantages à retirer des conceptualisations interdisciplinaires et pluri-théoriques ? Certes dans tous ces domaines, des oppositions et des spécificités demeurent qui justifient des traitements propres et différenciés, mais on ne peut s’en tenir à des découpages professionnels qui, depuis trente ans, ont été maintes fois bousculés et même remis en cause ; l’articulation entre Information et Communication est désormais un horizon commun, tant pour les chercheurs que pour les professionnels de la médiation.
Références bibliographiques
- BOUKACEM-ZEGHMOURI, C., Mutations dans la sous-filière de la revue scientifique dans les domaines STM : une analyse par les industries culturelles, Université Lyon 1, Laboratoire ELICO, Mémoire d’Habilitation à diriger les recherches, mai 2015.
- MEYRIAT, J., « Information vs Communication ? » in Laulan, A.-M., L’espace social de la communication. Concepts et théories, Retz-CNRS, Paris, 1986.
- MEYRIAT, J., Entretien avec les fondateurs de la SFSIC, SFSIC, reprographié, Paris, 1993.
- MIEGE, B., L’information – Communication, objet de connaissance, De Boeck- Ina, Bruxelles – Paris, 2004.
- MIEGE, B., Contribution aux avancées de la connaissance en Information – Communication, INA, Paris, 2015.