Le traitement intellectuel de l’information dans un cadre pédagogique
De quelques considérations juridiques
Les enjeux du maintien d’un équilibre entre les opportunités en termes d’usages données par le numérique et la préservation d’un secteur de la création.
Michèle Battisti
ADBS, Responsable de la veille juridique
Article publié dans le Médiadoc n°4 de Mai 2010
Autour de l’actualité
L’environnement numérique exacerbe indéniablement les prises de position des divers acteurs. Il suffit d’évoquer les débats actuels autour de l’Anti Counterfeiting Trade Act (Acta) [1] pour s’en convaincre. Si l’environnement numérique doit favoriser l’émergence de nouveaux modèles économiques [2], ce projet d’accord commercial multilatéral qui vise à lutter contre la contrefaçon qu’est l’Acta démontre que la sauvegarde d’intérêts commerciaux liés à la propriété intellectuelle peut se traduire par des systèmes de surveillance intrusifs et des interdits qui menacent les libertés publiques.
Ce qu’il convient de maintenir, c’est un équilibre entre les opportunités en termes d’usages données par le numérique et la préservation d’un secteur de la création. L’équilibre, c’est précisément le principe sur lequel est fondé le droit d’auteur ; c’est aussi la mission attribuée à l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) [3]. Après plusieurs traités en faveur des ayants droit, cette institution spécialisée des Nations Unies met à son programme [4] les exceptions au droit d’auteur en faveur des personnes atteintes d’une déficience visuelle, des bibliothèques, des services d’archives, et des établissements d’enseignement.
Force est de constater toutefois que la gamme des interdits imposés aux utilisateurs s’étend progres- sivement (interdiction de télécharger, de copier, de rediffuser, de remixer, ...) et que ceux-ci se déclinent en Digital Rights Management (DRM), en barrières techniques, en surveillance des réseaux, en coupure de l’accès à l’internet ou encore en blocage de sites par des listes noires ou pire encore, par des listes blanches [5]. Non seulement ces interdits, bien souvent excessifs eu égard aux usages et aux impacts réels pour la création [6], sont forcément contournés, mais on tend à négliger le rôle joué par l’éthique [7] comme régulateur des comportements sur les réseaux.
Le poids des contrats dans l’environnement numérique
L’environnement traditionnel est désormais bien balisé : des achats, des photocopies couvertes par une redevance versée au Centre français d’exploi- tation du droit de copie (CFC), le prêt entre bibliothèques,... permettent d’acquérir et d’exploiter un fonds de ressources selon des principes établis.
Mais la donne change lorsque les œuvres figurent sur des supports numériques ou sont proposées en ligne. Visualiser, annoter, en extraire des parties ou l’intégralité, les rediffuser sur place ou à distance, les conserver de manière temporaire ou permanente sur un serveur interne ou externe, etc. deviennent autant d’usages à négocier et sujets à paiement Battisti, Michèle. [8].
Les œuvres sur support numérique ou en ligne ne sont pas vendues et achetées, mais font l’objet d’une licence qui ne donne qu’un droit d’usage d’un bien, selon des modalités à définir entre les parties, conformément aux conditions du marché à un moment donné.
Dans un environnement numérique, quel que soit le nombre et la nature des exceptions au droit d’auteur, on n’échappera jamais aux accords contractuels. Or, le contrat appartient au domaine du droit privé et donne une complète liberté de négociation [9].
Ce sont donc bien des licences d’usages que pro- posent les fournisseurs de contenus et ce, depuis de nombreuses années en ce qui concerne les bases de données et les périodiques. Le livre suit la même évolution. Quand on parle de livre numérique, celui-ci est accompagné d’une série de prestations et de mesures techniques qui brident certains usages, ce qui se traduit par des conditions contractuelles qui varieront d’un usager à un autre [10].
Quelle donne pour le traitement intellectuel de l’information ?
Le numérique a indéniablement modifié les règles d’accès et de réutilisation des œuvres et des données. Mais qu’en est-il du traitement de l’informa- tion. Est-il toujours possible d’annoter librement un document, de l’indexer, de le résumer, d’en faire une analyse émaillée de citations ? Peut-on inter- dire ces pratiques par contrat ?
**Que dit le Code de la propriété intellectuelle (CPI) ?
Citer, analyser, ce sont des termes qui renvoient au Code de la propriété intellectuelle (CPI). La loi permet, en effet, de se passer de toute autorisa- tion, lorsque l’on entend reprendre de très brefs extraits d’une œuvre afin d’étayer une analyse [11].
Dans la liste des exceptions, figure aussi la revue de presse. Mais la définition donnée par la Cour de cassation exclut toute application à des ser- vices de communication ou de documentation [12]. On y trouve, lorsqu’ils sont repris à titre d’information d’actualité, les discours destinés au public prononcés à l’occasion de diverses manifestations, ou encore la parodie, le pastiche et la caricature, ce qui, on le conçoit, est d’une utilité très marginale.
Avant la loi Dadvsi, qui a introduit l’illustration dans le cadre de l’enseignement et de la recherche dans la liste des exceptions au monopole de l’auteur, on ne pouvait s’appuyer sur aucune autre exception pour utiliser les oeuvres dans un cadre pédagogique. L’exception qui autorise les copies privées s’entend, en effet, de copies faites uniquement pour son propre usage. Il en est de même de la représentation des œuvres qui ne peut être envisagée, sans autorisation, que dans le cercle dit de famille.
Ce que ne mentionne pas le CPI
**Le résumé.
Ce n’est certes pas une analyse, telle que reconnue par le CPI. Mais reprenant les idées d’une œuvre pour les présenter sous une nouvelle forme, ne portant pas concurrence à l’œuvre première, le résumé est autorisé. Il suffit de reprendre la décision prise par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation le 30 octobre 1987, dans le cadre du procès Microfor/Le Monde, qui reconnaît que le « résumé documentaire » peut se faire sans autorisation du titulaire des droits [13].
**Les extraits.
La citation est entendue dans un sens très strict, comme on l’aura constaté en prenant connaissance de sa définition [14], et ce d’autant plus que les juges ne l’admettent que pour des textes et des œuvres audiovisuelles. Reprendre une image, même sous la forme de vignette pour étayer un argumentaire, n’est pas toléré [15].
Depuis 2006, en échange d’une compensation financière forfaitaire versée chaque année, les contrats conclus entre deux ministères et plusieurs sociétés de gestion collective autorisent certains établissements à numériser et à représenter des extraits d’œuvres, pour certains usages et selon des modalités très précises. Même si ces accords tendent à organiser l’exception pédagogique qui, selon la loi Dadvsi, devait entrer en vigueur en janvier 2009, ils ne répondent pas vraiment aux attentes d’une telle exception [16], ne serait-ce que parce que les usages autorisés sont trop limités et trop complexes à appliquer.
Élargir la citation à l’extrait d’œuvres, c’est ce que l’Interassociation Archives-Bibliothèques- Documentation (IABD) avait proposé dans un amendement au projet de loi Dadvsi. Non limité au seul écrit, il aurait permis de reproduire à des fins d’information ou pédagogiques, des graphiques, des photos,... avec les mentions de la source qui s’imposent, accompagnées des liens éventuels. Cet usage correspond à un espace de liberté, évoqué par Lawrence Lessig dans l’un de ses articles [17]. Dûment encadré, il donne sans nul doute une nouvelle vie aux œuvres, sans préjudice pour leur auteur.
**Les liens.
En dépit de cette habitude de plus en plus fréquente d’indiquer dans les mentions légales d’un site que, sans autorisation préalable, tout lien est interdit, selon nous [18], cette interdiction est non seulement impossible à contrôler et « relève d’une certaine forme d’hypocrisie », mais est aussi « sans fondement juridique direct ». On reconnaît que tout lien n’est pas toujours licite (les liens vers les sites illicites, ceux que l’on utilise pour diffamer, faire du parasitisme ou de la concurrence déloyale, ...), mais l’usage de l’immense majorité d’entre eux est parfaitement légal et même recherché pour créer du trafic.
**Le remix.
Créer de nouvelles œuvres à partir d’œuvres déjà créées, cet usage qui pose des problèmes en regard des droits patrimoniaux et des droits moraux de l’auteur, est totalement interdit. Mais ce sont des pratiques que les législateurs commencent à prendre en compte. On peut à cet égard évoquer le livre vert de la Commission européenne qui demandait s’il fallait introduire dans la directive européenne sur le droit d’auteur une exception pour le contenu créé par l’utilisateur à partir d’œuvres protégées. Dans sa réponse, l’IABD [19] L’interassociation répondait
également aux questions posées sur les exceptions en faveur de la
recherche et de l’enseignement. suggérait plutôt de soutenir et d’encourager le développement des licences libres déjà existantes.
Des œuvres et des données libres
Dans l’environnement numérique, l’évolution des modes de communication (wikis, blogs,...) a entraîné une évolution des modes de création, notamment avec l’apparition de plus en plus fréquente d’œuvres plurales, dont la vocation est d’être évolutives [20].
Comme la propriété intellectuelle est flexible, largement liée au contrat, elle donne aussi la possi- bilité de privilégier d’autres schémas fondés sur la diffusion et la notoriété. Elle permet aussi d’affranchir les usagers de certains droits intellectuels pour proposer, par voie de licence, des modes de diffusion et de développement ouverts, adaptés à une réalité multiforme, à savoir à des œuvres de nature différente pour des usages différents [21]
On a vu ainsi apparaître divers modèles dits « libres » qui légitiment les pratiques de libre accès, souvent gratuites dont les plus connues sont sans doute les licences « Creative Commons » [22]. Données de la recherche, données publiques, Web des données, ou encore data journalism, autant de thèmes qui montrent l’intérêt de disposer d’un fonds commun de données dans lequel n’importe qui peut puiser. Pour pallier les difficultés liées à la grande diversité des contextes juridiques et institutionnels de leur création, mais aussi les risques d’appropriation, il semble opportun de les accompagner d’une licence de type Copyleft [23].
« Que les manières de faire aient considérablement changé au point de chatouiller le cadre juridique actuel », on ne peut que rejoindre le point de vue de Mélanie Clément-Fontaine et explorer toutes les nouvelles opportunités offertes.
Le Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) ne s’y est pas trompé et a consacré un rapport à la question des œuvres ouvertes [24]
Le contrat au centre du processus
Avec l’environnement électronique, on dispose d’un éventail d’informations, d’un champ de diffusion plus large et d’outils bien plus puissants que dans le passé pour traiter l’information. Ce constat, d’une extrême banalité, a des impacts juridiques.
Que l’on dépose, en effet, ses données auprès d’un hébergeur, que l’on mette ses données dans les nuages (cloud-computing), ou que l’on utilise des plates-formes collaboratives, les usages seront toujours définis par des contrats.
Quel que soit l’outil que l’on utilise pour traiter l’information, il conviendra de se poser une série de questions [25]. : Qui alimente l’outil ? Où ? Pour quels usages ?
Ce sont bien des contrats que l’on retrouve, ou auxquels on devra recourir si l’on est à l’origine d’un projet, pour clarifier les droits et les devoirs de cha- cun.
Même si cela peut paraître paradoxal, comme nous l’avons constaté pour le web de données [26], ce sera le cas aussi si l’on entend partager le plus largement possible ses données ou ses œuvres. Si les contrats, en effet, servent à réserver des accès ou des usages, ils permettent aussi de s’assurer de pouvoir les ouvrir au plus grand nombre.
Notes
[1] Voir, à cet égard, l’excellente synthèse faite par Florent Latrive dans le Monde diplomatique de mars 2010.
[2] Tel que celui de l’éditeur Mac Millan, qui aurait « inventé le manuel scolaire interactif », présenté par Arnaud Gancel dans Livres Hebdo du 5 mars 2010
[3] Pour découvrir l’OMPI : http://bit.ly/5eBN0H
[4] Voir l’article de William New sur les « Avancées quant à la proposition de traité de l’OMPI sur les limitations et les exceptions au droit d’auteur », paru dans Intellectual Property Watch le 4 juin 2009 http://bit.ly/dcxGVN
[5] La liste noire donne une liste de sites web interdits. La liste blanche donne une liste de sites autorisés, car labellisés, principe auquel l’Interassociation Archives Bibliothèque Documentation (IABD) s’était vigoureusement opposé http://bit.ly/cVK6yE. La question de la neutralité du Net se pose à nouveau en ce moment avec la constitution d’une commission de réflexion. Voir sur le site Free- News http://bit.ly/dsFTxa) et sur le site de l’ADBS http://bit.ly/YAtVb
[6] C’est ce que soulignent plusieurs rapports officiels récents, comme le rapport Zelnik qui vise à favoriser l’émergence d’une offre légale sur les réseaux (analysé sur le site de l’ADBS http://bit.ly/cbryCz) ou le rapport Fourgous qui insiste sur la nécessité de rendre effective au plus vite l’exception pédagogique. (http://bit.ly/agALWL)
[7] Si en matière d’usages des réseaux, on met l’accent sur les délits de presse (violence, diffamation, racisme, etc.) ou les sites pornographiques, l’éthique consiste aussi à s’assurer de l’accès à l’information pour tous et dans le respect des droits, ce qui s’entend également dans la manière de gérer l’information mise à sa disposition.
[8] « L’avenir de la gestion des droits d’auteur en Europe. Un retour sur le passé ». Paralipomènes, 10 mars 2010. http://bit.ly/bTkRpY
[9] Cette liberté fait craindre que l’on puisse contourner, par contrat, les exceptions au droit d’auteur. Mais ses exceptions, socle sur lequel on peut s’appuyer, gardent tout leur poids.
[10] Voir l’analyse faite autour de la question du prix unique du livre par Cédric Manara : « La lettre et les prix », Documentaliste-Sciences de l’information, 2010, n°1
[11] Art. L 122-5 CPI : « Lorsque l’oeuvre a été divulguée, l’auteur ne peut interdire, sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et la source, a) Les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de l’oeuvre à laquelle elles sont incorporée. »
[12] Battisti, Michèle. Le panorama de presse. Aspects juridiques. ADBS, 2004 (L’Essentiel).
[13] Les conséquences de l’affaire Microfor/Le Monde : Frochot, Didier. « Les infostratèges », Le Monde, 16 mars 1988.
[14] Art. L 122-5 CPI, ibid.
[15] Pour être plus exact, quelques juges l’ont autorisé, mais ces cas restent très marginaux. Sur cette question, voir aussi le plaidoyer d’André Gunthert, dans son article « Pour un droit à la critique des images », Actualités de la Recherche en histoire visuelle, 24 septembre 2007 http://bit.ly/9pB0PV
[16] Sur cette question, lire « Réussir l’école numérique », le rapport
de la mission parlementaire de Jean-Michel Fourgous sur la modernisation
de l’école par le numérique, diffusé le 15 février 2010
http://bit.ly/agALWL. Voir aussi l’excellente analyse de Jean-Pierre
Archambault parue dans le numéro 102 (automne-hiver 2008-2009)
de Terminal http://bit.ly/9SJvSo
[17] Lessig Lawrence « For the Love of Culture. Google, copyright, and
our future ». The New Republic, January 26, 2010 et l’analyse qui en
a été faite sur le site Paralipomènes, le 28 janvier 2010
http://bit.ly/baRRga
[18] Battisti Michèle « Interdire un lien : une pratique abusive », Actualités du droit de l’information, octobre 2009 http://bit.ly/96VRV6
[19] Réponse de l’IABD au Livre vert « Le droit d’auteur dans l’économie
de la connaissance » proposé par la Commission européenne
(novembre 2008) http://bit.ly/b8G5uW.
[20] Clément-Fontaine Mélanie « L’oeuvre collaborative. De l’oeuvre
de collaboration à l’oeuvre libre », Actualités du droit de l’information,
décembre 2009 http://bit.ly/5PsMKt
[21] Battisti Michèle « Le droit d’auteur, un obstacle à la liberté d’information
» ?. Bulletin des bibliothèques de France, 2004, n°6
http://bit.ly/bsG9gq.
[22] Creative Commons : licences qui autorisent certains usages définis par les auteurs parmi six possibilités combinées autour de quatre pôles. Le site Creative Commons France http://bit.ly/2ZfxMu
[23] Copyleft : l’auteur décide de céder les droits de copie, de modification et de diffusion à des tiers, à condition que toute cession de
ces droits soit toujours transmise avec chaque exemplaire de l’oeuvre
originale, modifiée ou dérivée.
[24] Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique, Commission
sur la mise à disposition ouverte des oeuvres de l’esprit, Avis
n° 2007/1, Valérie-Laure Bénabou et Joëlle Farchy, juin 2007
http://bit.ly/bnuWqC.
[25] C’est l’analyse qui a été faite sur le site de l’ADBS pour les blogs http://bit.ly/c6gBlD, les signets partagés http://bit.ly/cthz3v, les arbres de perles http://bit.ly/dDiGIR, la plate-forme Zotero http://bit.ly/7d3v2H , le Cloud Computing http://bit.ly/9LriGx , pour ne citer que quelques exemples
[26] La donnée libre. Où l’on (re)découvre que seul un droit de propriété permet de rester libre ! Sur le site de l’ADBS http://bit.ly/aRnc2V