Vers un curriculum en information-documentation - Chapitre 3
De l’informatique, du médiatique, de l’informationnel ?
[2ème édition le 11/12/2015] Pour interroger la pertinence d’un enseignement portant le développement d’une culture informationnelle, médiatique et informatique, trois champs distincts et complémentaires d’une « translittératie », partons d’une lecture critique d’un appel de l’Académie des Sciences à l’instauration d’un enseignement de l’informatique dans le secondaire [1]. Cette lecture nous permettra de définir les termes et les enjeux sociaux et pédagogiques, au-delà d’une lecture économique et politique, pour cerner l’intérêt d’un enseignement non exclusif en information-documentation.
En mai 2013, a été publié un rapport de l’Académie des Sciences, intitulé « L’enseignement de l’informatique en France : il est urgent de ne plus attendre ». Ce rapport porte les réflexions et conclusions d’un groupe de travail constitué d’académiciens de la section des Sciences mécaniques et informatiques et d’acteurs spécialistes des technologies informatiques dans l’éducation et la formation. En mettant en avant la nécessité d’une sensibilisation à la science informatique à l’école primaire, d’un enseignement spécifique de l’informatique au collège et d’un enseignement obligatoire de l’informatique au lycée, la conclusion principale du rapport rejoint, dans ce même domaine, le lobbying des milieux économiques pour un tel enseignement, lobbying cité dans le rapport. Cette conclusion rejoint, par ailleurs, les thèmes de recherche de certains universitaires associés à la rédaction du rapport. Ce texte est cité par ces mêmes chercheurs, depuis mai 2013, en leur nom propre ou au nom de leur association, l’EPI [2]. Les recommandations du Conseil national du numérique (CNNum), publiées en octobre 2014, reprennent ces conclusions sans grand recul critique [3].
Il s’agit pour nous ici de préciser les trois angles, ou « littératies », en insistant sur l’intérêt de leur complémentarité, tout en développant des propositions de réponses quant à l’organisation pédagogique des apprentissages qui y sont associés. Pour préciser des repères internationaux, l’informatique correspond à la computer literacy, l’éducation aux médias à la media literacy, que nous associerons ici en partie à la visual literacy pour l’éducation à l’image, enfin la culture informationnelle correspond à l’information literacy, dans laquelle s’intègre la library literacy. Notons que computer literacy et information literacy sont dans certains cas confondus, ainsi parfois au Canada et en France, en tant que digital literacy ou littératie numérique, rejoignant le vocable d’une culture numérique [4]. Si l’on peut regretter les raccourcis que ce regroupement permet, en particulier au niveau des décisions politiques qui n’en sont que plus floues, ceux-ci donnent à voir la réalité des complémentarités.
Le rapport de l’Académie des Sciences nourrit une confusion entre l’informatique et le numérique, estimant que le Ministère de l’Éducation nationale, quand il donne pour mission à l’École d’éduquer au numérique, favorise un enseignement de la science informatique. Ce n’est, de fait, pas le cas : l’aspect technique de la science informatique ne peut certainement se confondre avec l’aspect culturel global du « numérique », considérant un environnement numérique qui dépasse largement l’environnement informatique, posant ainsi la question d’un environnement médiatique en évolution et d’un cadre info-documentaire également redéfini dans les trois ou quatre dernières décennies. La définition proposée dans le rapport oublie cet aspect culturel pourtant essentiel.
Le texte souffre de contradictions majeures. En plongeant dans une lecture détaillée, on remarque que les arguments principaux, répétés régulièrement pour étayer la nécessité de l’enseignement de l’informatique, reposent d’abord sur l’idée que l’économie française a besoin de techniciens, ce qui rejoint la question d’un enseignement spécifique, mais surtout l’idée que la plupart des secteurs économiques et scientifiques s’appuient sur l’outil technique informatique pour se développer. Les auteurs du rapport défendent par conséquent le développement de compétences informatiques associées aux différents secteurs d’activités. Dans ce cadre, on pourrait estimer que l’application technique au sein des disciplines existantes, avec un besoin éventuel de redéfinir l’importance de cette application dans l’enseignement, paraît plus pertinente qu’un enseignement spécifique. Cependant, les auteurs du rapport refusent la solution de développer chez les élèves une maîtrise technique initiale de l’informatique dans une discipline existante, à savoir la technologie, ce qui permettrait ensuite de favoriser les applications disciplinaires. Ils préfèrent la mise en place d’un enseignement de la science informatique qui entrainerait la création d’un corps d’enseignants spécialisés. Pourtant, c’est prendre le risque de contribuer à cultiver chez les élèves, citoyens en devenir, une relation subie à la technique, plutôt qu’à en développer une culture intelligente et critique. En effet, la culture informatique ne présage pas d’une culture informationnelle et/ou médiatique qui sous-tend une contextualisation politique si nécessaire dans la construction de l’individu.
On retrouve là une limite essentielle du rapport : cet enseignement de l’informatique est défendu par des acteurs extérieurs à l’enseignement primaire ou secondaire, sans que la connaissance des réalités de l’École transparaisse dans le texte. Le principal argument mis en avant, celui des enjeux économiques, vient ainsi biaiser l’importance des enjeux éducatifs et pédagogiques. Le lobbying est tel, en ce sens, que l’on retrouve cette limite majeure dans un « rapport d’information déposé […] par la commission des affaires économiques sur le développement de l’économie numérique française et présenté par Mme Corinne Erhel et Laure de La Raudière, Députées », en mai 2014 [5]. Les rapporteuses y « préconisent de mettre en place des sessions d’éveil au codage dès l’école primaire, et de rendre obligatoire l’enseignement de l’informatique dans le cycle secondaire », avec la création d’un CAPES et d’une agrégation en informatique. Ce rapport est un rapport parlementaire, mais il s’appuie effectivement sur les travaux de Serge Abiteboul, co-auteur du rapport de l’Académie des Sciences. Notons que les rapporteuses estiment que cette évolution souhaitée, poursuivrait l’effort de sensibilisation aux dangers du numérique, tel qu’inscrit par exemple dans la loi Hadopi. Plus grave, ce second rapport ne souffre d’aucune audition d’acteurs de l’Éducation nationale ou des Sciences de l’éducation. Ont été entendues essentiellement des entreprises des secteurs commerciaux et numériques, et quelques associations associés à ces secteurs.
Telle que portée par les auteurs du rapport de l’Académie des Sciences, non spécialistes en Sciences de l’information et de la communication [6], la conception de l’information est également problématique tant elle se limite à des aspects informatiques techniques, intégrant toutefois des éléments de culture informationnelle. Quand on sait par expérience et observation que la notion d’information est portée avec expertise et sérieux dans la pratique pédagogique par beaucoup de professeurs documentalistes, affiliés dans leurs réflexions didactiques aux Sciences de l’information et de la communication, la récupération de cette expertise par les auteurs du rapport peut être considérée comme un moyen de mettre en valeur leurs revendications pourtant limitées à la dévolution de compétences strictement humaines à la machine :
Le concept d’information, ou de donnée, est central dans notre manière de penser. Dans la vie de tous les jours, nous baignons dans un océan d’information. Nous devons apprendre à structurer, trier et vérifier ces informations, à nous interroger sur leurs origines, à les mettre à jour, et à en extraire des connaissances.
Nous devons distinguer les informations dont nous disposons de celles qui nous manquent mais que nous pouvons chercher à acquérir ou sur lesquelles nous pouvons spéculer. L’informatique simplifie ces problèmes en fournissant de nouveaux moyens de collecte, de représentation, de structuration et de recherche de l’information à très grande échelle. Mais elle exacerbe aussi les problèmes de maîtrise de cette information. (p.14)
Une autre limite concerne l’esquisse de curriculum. Se pose en effet un souci de définition : il s’agit plutôt, pour les auteurs du rapport, de définir une progression théorique globale. On constate l’absence de références scientifiques relatives au développement cognitif de l’enfant et à ses compétences de compréhension des concepts. Indexation, folksonomie, page web, information en ligne, encyclopédie en ligne : ces concepts sont diversement maîtrisés, en termes pédagogiques, par les auteurs du rapport eux-mêmes, sans approche critique quant au questionnement didactique à mener. Le seul travail sérieux concerne les notions de langage informatique et d’algorithmie, sur une approche technicienne ou techniciste. La volonté d’intégrer des notions spécifiques à l’information-documentation, dans cet enseignement de l’informatique, ne paraît pas justifiée, tant elle se dégage du champ de spécialisation des professionnels concernés par l’ensemble des éléments développés par ces auteurs. La réflexion associée au collège paraît très limitée, d’autant plus du point de vue d’enseignants qui travaillent effectivement à l’acquisition d’une culture informationnelle par les élèves. En effet, il s’agit essentiellement, pour les auteurs du rapport, de développer des compétences de programmation informatique, une entrée pourtant très discutable tant elle paraît non seulement chronophage, mais encore accessoire. Cette approche très/trop technique ne semble pas pertinente, d’autant qu’il s’agit là d’apprentissages qui nécessitent des compétences cognitives avancées.
Sur des bases plus raisonnables, certains contenus défendus par les auteurs du rapport ont certainement leur légitimité au collège et au lycée, sans qu’il soit nécessaire de rechercher dans d’autres domaines, matière à la création illégitime d’un nouvel enseignement. Ainsi, rien ne s’oppose à l’enseignement de notions de langages informatiques sous forme de découverte, et seulement de découverte, dans l’enseignement systématique en collège. Cet enseignement peut être pris en charge conjointement par les professeurs de technologie et par les professeurs documentalistes. Ceux-là, à travers l’association Pagestec, en font d’ailleurs, en mai 2014, l’un des trois axes d’éventuels nouveaux programmes pour la discipline de technologie [7]. Au lycée, il peut s’agir d’un enseignement optionnel relatif à la filière choisie par les élèves, comme dans l’enseignement d’informatique et sciences du numérique (ISN), existant actuellement en classe terminale de la série S [8], avec la cohérence d’un temps systématique à l’entrée au lycée au sujet de ces notions.
La question se pose du bien-fondé de cette volonté d’un enseignement spécifique de l’informatique, quand on connaît le système éducatif actuel. S’agit-il de mieux cerner les enseignements de l’informatique en discipline de technologie ? S’agit-il de clarifier les missions pédagogiques des professeurs documentalistes à l’égard de savoirs spécifiques de l’information et de la communication, en collège comme au lycée ? S’agit-il de favoriser, comme c’est déjà le cas, l’utilisation de l’informatique, selon des niveaux plus ou moins avancés, par les autres disciplines. Les moyens existent, en théorie, permettant de développer une culture informatique chez les élèves, selon leurs capacités cognitives, dans une contextualisation permanente. Au-delà d’une question de développement économique qui peut être longuement discutée, associée à des positionnements idéologiques, il s’agit bien de cerner des complémentarités éducatives raisonnables et critiques.
Si l’éducation aux médias, à travers l’information journalistique, la télévision, la radio, s’est développée dès les années 1960, elle est surtout mise en valeur à partir des années 1980. Le CLEMI, créé en 1983, en est le symbole, qui devient un modèle international jusqu’au début des années 2000 [9]. Pourtant, malgré de premières avancées, on constate que les médias d’information journalistique, ou les médias de masse, ont aujourd’hui perdu la faible place qu’ils tenaient dans les programmes scolaires avant 2008. L’éducation aux médias s’est vue renforcée dans une approche informelle, non programmée donc peu développée, gardant essentiellement en creux le principe d’une éducation par les médias, permettant de développer certaines notions extérieures, avec l’appui des médias comme élément de motivation des élèves. Cette idée a d’ailleurs intégré le média numérique comme support pédagogique, dans une confusion entretenue depuis entre médias d’information journalistique et médias numériques au sens large, sans avoir encore su trouver de cohérence entre les deux.
Mais ce défaut, qui peut-être inhérent à l’évolution rapide des technologies numériques et des modes de publication, semble être aujourd’hui dépassé, en particulier dans la prise en considération, en France, des derniers travaux de l’UNESCO (2011-2013) pour lesquels on note quelques responsabilités françaises, comme celle de Divina Frau-Meigs, devenue directrice du CLEMI en avril 2014. Ces travaux mettent en avant le concept de media and information literacy (MIL), traduit par l’expression d’« éducation aux médias et à l’information » [10]. Ainsi, quand beaucoup de pays continuent à développer une éducation aux médias dans son acception classique, son inscription dans la loi de refondation de l’École, en France, semble donner l’opportunité de voir se développer un nouveau modèle, celui d’une éducation aux médias et à l’information.
Encore faut-il cerner les différences, peu évidentes à décrypter dans l’expression anglaise, non plus que dans la traduction française. Il s’agit ainsi de mettre en avant le préalable de l’information, dans ce souci d’une « éducation » qui peut soutenir le développement d’enseignements et d’apprentissages. Ce sont en fait deux pôles, l’information et les médias, que souhaite réunir l’UNESCO dans ses réflexions, en mettant en avant l’accès à l’information, au sens large du terme, et la compréhension du fonctionnement des médias. Dans un premier temps, l’accent est mis sur la formation des enseignants, mais nous savons que la France a, sous plusieurs aspects, la capacité d’un développement intéressant dans le court terme, sur la base de l’existant, avec des apprentissages associés à l’éducation aux médias dans l’enseignement proposé par les professeurs documentalistes, entre autres. D’autre part, au regard de ce qui se pratique ces dernières décennies, la mise en œuvre ou le renfort de formations adéquates est tout à fait possible, dans l’immédiat, auprès des professeurs de discipline les plus concernés par ces domaines, à savoir les professeurs de français, d’enseignement moral et civique (EMC) et de technologie, sans nécessairement oublier les autres domaines d’enseignement, sur la base du volontariat.
Mais l’éducation aux médias et à l’information pose d’autres questions que celles de la mise en œuvre concrète, celle-ci pouvant être résolue par une meilleure intégration dans les programmes disciplinaires associés et dans la définition d’un curriculum en information-documentation. En effet, il s’agit aussi d’interroger les objets d’enseignement qui, pour atteindre l’objectif d’un développement des savoirs, sont appelés dans les démarches pédagogiques des enseignants.
Il s’agit ainsi de considérer, par exemple, la question de l’utilisation pédagogique des réseaux sociaux, qui ne peut être écartée d’un revers de la main, tant ceux-ci peuvent légitimer, par le biais scolaire, une certaine hégémonie économique et idéologique du Web. Ainsi, s’il n’est pas vraiment problématique de travailler sur des titres de presse variés, en termes d’information journalistique, on peut en revanche poser la question, en particulier en collège, d’organes de presse qui soient aisés à étudier avec les élèves, mais qui par là même posent la question d’un conformisme idéologique parfois problématique, autour du journal local par exemple. De même, en ce qui concerne les médias sociaux, la question se pose d’autant plus que ceux-ci sont clairement identifiés par les enseignants, dans un premier temps, pour leur apport en termes de motivation des élèves dans les apprentissages, en oubliant parfois l’incitation faite aux élèves qui n’y sont pas inscrits, de trouver un intérêt dans ces sites web, et aux inscrits d’y trouver une légitimité institutionnelle de leurs pratiques personnelles. Ainsi, par exemple, tout projet développé avec l’outil Twitter mérite-t-il une réflexion approfondie, prenant en considération l’existence d’outils alternatifs qui, s’ils ne répondent pas à des objectifs associés à la communication du travail fourni, permettent aussi bien d’initier et de développer des notions associées à l’information, aux médias sociaux, ou à l’identité numérique, tout en garantissant sans doute davantage la protection des données personnelles des élèves.
Poser ces questions n’implique pas d’avoir des réponses toutes faites. En effet, les modes de communication évoluent, l’espace public de diffusion des informations comprend désormais l’espace des médias sociaux. Il semble surtout primordial d’éviter l’utilisation d’un média numérique pour la raison essentielle d’une motivation accrue des élèves, motivation de surface qui ne garantit pas les apprentissages. C’est tout le défaut d’une éducation par les médias, qui suppose que l’utilisation des médias pour un projet d’écriture, par exemple, amène les élèves à développer un esprit critique sur leurs pratiques numériques.
Disons un mot également, de l’éducation à l’image, qui semble poser moins de questions, dans les pratiques pédagogiques, que l’éducation aux médias ou l’éducation aux médias et à l’information. Ainsi, en termes d’étude de contenus, et ce dès avant la mise en place de l’Histoire des Arts, et davantage encore depuis lors, l’image est enseignée dans divers cadres, principalement dans les disciplines de lettres, d’arts plastiques, d’histoire, d’EMC et dans les cours de langues vivantes étrangères. La frontière entre l’éducation à l’image et l’éducation aux médias peut être considérée comme faible quand l’image est enseignée à travers une éducation par les médias, d’une part, avec l’exemple de la photographie de presse, ou quand l’image est constitutive des médias de masse, d’autre part, avec l’exemple de la publicité.
Si la priorité institutionnelle à l’égard de l’éducation aux médias et de l’éducation à l’image reste la dispersion dans les disciplines, celle-ci conduit à distinguer une éducation par les médias d’un côté, et une conception de l’image comme support disciplinaire d’un autre côté. Pourtant l’introduction d’une « éducation aux médias et à l’information » pourrait aller dans le bon sens. Cette évolution supposerait la reconnaissance de la spécialité et de l’expertise pédagogiques du professeur documentaliste, en complémentarité et collaboration avec les autres enseignements, avec les moyens concrets d’intervention avec des groupes-classes, seul ou avec un autre enseignant.
Avant de préciser les cadres pédagogiques du développement d’une culture informationnelle, revenons quelque peu sur cette séparation entre littératie informatique et littératie informationnelle, en prenant pour assise théorique les repères proposés par Alexandre Serres pour définir la translittératie. En effet, ces deux secteurs ne sont pas réduits à une littératie numérique et, si cette vue de l’esprit peut être accessoire, il convient de préciser en quoi elle est importante en termes de perspectives politiques et spécifiquement éducatives. Ne parler que d’une littératie numérique, globale, pose deux problèmes simples. D’une part, la polysémie du terme « numérique » en fait un fourre-tout, qui ne signifie pas grande chose dans le secteur éducatif, alors qu’il prend un sens plus pertinent dans le secteur industriel ou économique. L’éducatif ne rejette pas l’économique, ce n’est pas la question, mais l’éducatif segmente, en théorie, les éléments d’une société, afin de leur donner du sens et, surtout, de faire sens auprès des élèves. D’autre part, la seule référence au « numérique » exclut ce qui n’est pas numérique dans la culture informationnelle, c’est-à-dire non seulement ses origines, mais encore tout un pan de cette culture pérenne rattachée à la documentation imprimée et aux techniques relatives à la recherche et à l’exploitation de l’information dans un cadre global qui n’est pas tout numérique.
Complémentaire aux littératies informatique et médiatique, le développement d’une culture informationnelle constitue un enjeu essentiel pour l’école, en particulier dans ce que l’on appelle l’enseignement de l’information-documentation, assuré par les professeurs documentalistes dans les collèges et lycées. Depuis la création du CAPES de documentation en 1989, et dans un souci d’évolution cohérente de leur mission pédagogique définie en 1986, les professeurs documentalistes ont ainsi développé des pratiques pédagogiques qui ne se limitent pas à « une initiation et une formation des élèves à la recherche documentaire », dite IRD. En effet, dès les années 1990, avec le développement numérique, ces professionnels ont été amenés à aborder des contenus qui supposaient des compétences informatiques, parfois acquises en technologie, mais sans cohérence évidente et rapide entre l’évolution des nouvelles technologies et les programmes, et sans que l’école ait toujours la possibilité de s’adapter à chaque changement. Les professeurs documentalistes ont été amenés à soutenir le développement de l’éducation aux médias, en termes de médias d’information journalistique, dans un premier temps, mais aussi rapidement en termes de médias numériques, parfois seuls, parfois en collaboration, la plupart du temps avec les professeurs de français, d’histoire-géographie, d’EMC et de SES.
Cette évolution paraît pour beaucoup naturelle, tant elle poursuit la logique de développement d’apprentissages associés à la documentation, imprimée et numérique, associés à l’information, depuis l’élément de connaissance jusqu’à sa mise en forme et sa transmission. En termes de communication, le média est considéré ici dans un sens très large : pour l’élève, c’est un dispositif de communication qui utilise un support technique. On dépasse la question du média de masse pour aborder là toute les formes de médiation d’une information, en termes de publication, de diffusion ou de transmission à distance. Le professeur documentaliste, dans son domaine d’enseignement, apporte les clés de compréhension pour une culture informationnelle : fonctionnement des différents médias ou modes de communication, maîtrise de l’accès aux données informationnelles, lecture, recherche d’information, évaluation de l’information, lecture critique et comparative, production et diffusion de l’information. Les notions spécifiques de l’information-documentation sont envisagées dans un cadre progressif, avec un travail didactique essentiel autour des questions de définition d’un besoin d’information, d’assimilation de critères subjectifs d’évaluation de l’information, mais encore autour de l’utilisation de références qui permettent de produire une information nouvelle, autour de l’inscription de l’individu dans une architecture plus ou moins organisée de l’information, voire de l’inscription de l’individu dans l’information même, à travers la construction d’identités numériques par exemple.
L’information-documentation peut s’appuyer sur des savoirs spécifiques, donc, définis par exemple en 2007 dans le cadre des recherches de la FADBEN, autour des notions essentielles. A la lecture du travail de transposition didactique effectué sur ces notions, et encore davantage dans la mise à jour de la plate-forme du Wikinotions Infodoc depuis 2014, on observe des liens évidents et évolutifs entre les savoirs qui tiennent de l’information-documentation, des médias et de l’informatique.
Cet ensemble cohérent de savoirs spécifiques suppose une volonté de développer l’autonomie des élèves, par l’acquisition d’une culture informationnelle qui se situe au-delà d’une volonté de susciter leur curiosité et leur créativité à travers les projets pédagogiques mis en œuvre. Ce souci majeur dépasse l’idée que l’autonomie devant l’information s’acquiert sous une forme autodidactique, par le biais de pratiques informelles diffuses. Sans programmes institués pour l’information-documentation, c’est ainsi souvent cette voie qui est proposée, dont on sait l’inefficacité pédagogique. Cela rejoint d’ailleurs la limite évidente d’une intégration de ces apprentissages dans les autres disciplines ou domaines d’enseignement, quand des enseignants non spécialistes se contentent par exemple d’exiger des recherches d’information, sur des supports imprimés ou numériques, considérant les connaissances et compétences associées comme acquises sans apprentissages, tombant parfois dans un piège qui est de considérer que l’usage des livres est évident, en termes de structure, ou que les élèves, nés dans le numérique, sont des digital natives très compétents, au-delà de procédures simples d’usages quotidiens.
La nécessité de ces apprentissages en information-documentation, relayée par bon nombre de réflexions et de publications, en particulier dans les années 2000, s’est toutefois vue freinée par des priorités institutionnelles qui ont pu paraître venir à contre-courant avec, en particulier, un intérêt institutionnel grandissant, depuis 2004, pour l’approche bibliothéconomique de la profession. Le seul élément pédagogique fut le PACIFI, en 2010, reconnu par nombre de professionnels comme une occasion manquée de développement de ces apprentissages spécifiques, sans véritable conviction ni engagement. Pourtant, il convient de préciser qu’en parallèle, l’institution a soutenu l’évolution de ces apprentissages vers un enseignement adapté dans les pratiques du terrain, en reconnaissant le rapprochement de la documentation et des Sciences de l’information et de la communication, à travers le concours du CAPES, mais aussi dans les formations initiales.
L’inclusion de l’EMI dans la loi de Refondation, dont l’approche est à croiser avec la lecture du Référentiel de compétences professionnelles, devrait donner un second souffle à l’existant, en commençant par redonner une visibilité à un « terrain » qui s’est emparé de ces problématiques depuis un certain temps. Sur ce point, il faut reconnaître aux professeurs documentalistes une action pédagogique souvent novatrice et toujours au service de la réussite des élèves. Pourtant, la voie retenue par le Conseil supérieur des programmes (CSP), en septembre 2015, est celle d’un référentiel de compétences dont la mise en œuvre est laissée à à l’ensemble des enseignants, sans considération pour leur formation initiale. A cette fin, le cadre des enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI), non systématiques, ne permet pas d’avancer comme cela aurait pu être souhaités, sans davantage de possibilités de répondre à des enjeux largement reconnus.
A partir de ces réflexions, mais aussi d’après une conviction politique développée depuis plusieurs années, la FADBEN soutient la mise en place d’un curriculum en information-documentation, dans le souci de développer la culture informationnelle des élèves. Cette revendication s’appuie sur le travail effectif d’un grand nombre de professeurs documentalistes qui, depuis la création du CAPES en 1989, travaillent au développement des savoirs informationnels des élèves. A l’origine associés à la documentation imprimée, les professeurs documentalistes ont très rapidement investi dans leurs apprentissages, au début des années 1990, la documentation numérique, à partir d’une base commune, la notion d’information, en termes d’accès, de lecture, d’évaluation, de maîtrise, de publication. Aujourd’hui, leur travail pédagogique concerne en particulier, dans un sens large, l’Internet, l’évaluation de l’information, l’identité numérique, le droit de l’information, la médiatisation, au-delà de la recherche et de l’exploitation de l’information, avec un souci de mettre en valeur, dans leur enseignement, les notions mêmes et les compétences qui y sont associées, plutôt que le seul aspect de l’outil technique.
L’entrée pédagogique par l’informatique, considérée comme science de l’informatique, n’apparaît pas comme une entrée primordiale, même si elle ne peut pas être écartée. Ainsi, il peut paraître essentiel de développer une culture informationnelle des élèves à partir d’une maîtrise des usages numériques, avec des compétences de lecture et d’écriture numérique, d’organisation, sans connaissances spécifiques techniques de la science informatique et de l’algorithmique. L’information-documentation consiste en apprentissages associés aux pratiques informationnelles et communicationnelles. Cela suppose le développement de compétences procédurales, mais surtout de compétences déclaratives, avec des connaissances spécifiques aux notions associées à l’information et aux médias. La science informatique apparaît alors comme un élément accessoire à ces apprentissages, d’autant plus à l’école primaire et au collège. La maîtrise technique relève d’enseignements existants, à développer en discipline de technologie au collège, avec des enseignements spécialisés à partir de la seconde ou de la première.
Il n’est pas question d’affirmer que le professeur documentaliste est LA solution et qu’il peut répondre en termes pédagogiques à tous les enjeux mis en exergue par le numérique. C’est bien cette complémentarité entre les littératies numérique, médiatique et informationnelle qu’il faut soutenir, mais avec ici le principe d’un enseignement de l’informatique intégré dans les programmes de technologie, une « éducation des médias [d’information journalistique] » partagée principalement entre le français, l’EMC, et un enseignement de l’information-documentation qui permet par ailleurs de développer des apprentissages relatifs au développement de la culture informationnelle des élèves, en lien avec d’autres enseignements pertinents, sur des temps partagés ou séparés, mais surtout dans un souci de cohérence et dans une logique de pédagogie de projets.
Notes
[1] Rapport disponible sur : http://www.academie-sciences.fr/activite/rapport/rads_0513.pdf
[2] Écrits de l’association disponible sur http://www.epi.asso.fr/
[3] Conseil national du numérique. Jules Ferry 3.0. Bâtir une école créative et juste dans un monde numérique, 10/2014. Disponible sur : http://www.cnnumerique.fr/education-2/
[4] Ainsi le Centre canadien d’éducation aux médias et de littératie numérique, HabiloMédias, développe par exemple des réflexions intéressantes sur « les points de jonction entre littératie numérique et littératie médiatique », disponible sur : http://habilomedias.ca/principes-fondamentaux/points-jonction. Notons que la littératie informationnelle n’apparaît là que comme une simple compétence, parmi des compétences très vastes et non spécifiques (citoyenneté, pensée critique), ce qui n’est pas forcément pertinent.
[5] Disponible sur : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i1936.asp
[6] Le rapport ne fait pas mention de consultation de spécialistes en SIC.
[7] Site de l’association Pagestec : http://www.pagestec.org
[8] Ressources disponibles pour l’ISN sur : http://eduscol.education.fr/cid60671/ressources-isn.html
[9] Site national du CLEMI sur : http://www.clemi.org/fr/
[10] UNESCO. L’éducation aux médias et à l’information. Disponible sur : http://www.unesco.org/new/fr/communication-and-information/media-development/media-literacy/mil-as-composite-concept/