La protection des données à caractère personnel : un enjeu obsolète ?
Réaction de l’A.P.D.E.N. au courrier de la DNE.
Selon le Café pédagogique, Mathieu Jeandron, délégué au numérique éducatif au sein de la Direction du numérique de l’Education Nationale (DNE), aurait adressé le 12 mai 2017 un courrier aux délégués académiques au numérique (DAN) et aux directeurs des services informatiques ; ce texte autorise clairement les équipes pédagogiques à utiliser les outils et services proposés par « les grands fournisseurs de service du Web (GAFAM [1] et autres) » [2] dans le cadre scolaire, au risque que ces pratiques, ainsi légitimées et favorisées, s’étendent au détriment du développement des Espaces Numériques de travail (ENT), jusqu’alors garants de l’anonymat des élèves et de la sécurisation de leurs données à caractère personnel.
Le 3 décembre 2015, l’A.P.D.E.N. (ex FADBEN) [3], parmi d’autres associations, avait déjà fermement dénoncé la signature d’un partenariat [4] entre le Ministère de l’Éducation Nationale et Microsoft, au motif que cet accord allait à l’encontre de la mission de l’École de partage par et pour tous de la connaissance et des savoirs [5], en privilégiant des logiciels propriétaires au détriment des logiciels libres pourtant plébiscités par les enseignants. Pour Florian Reynaud, alors président de la Fédération, « ce partenariat sapait aussi le travail quotidien [des professeurs documentalistes] auprès des élèves, dont on essaie de nourrir l’esprit critique en leur montrant qu’il existe des alternatives aux géants Google, Facebook et Microsoft… » [6].
Nos craintes portaient déjà, à ce moment, sur la protection des données à caractère personnel et le respect de la vie privée des élèves et des personnels ; alors que le Parlement Européen place ces enjeux dans la liste des droits fondamentaux majeurs [7], ces craintes se voient aujourd’hui éminemment renforcées par ce nouveau pas franchi vers la marchandisation et la libéralisation accrues de l’École.
La DNE n’est pas à une contradiction près...
Parallèlement au courrier de Mathieu Jeandron, sont parus le 5 mai 2017 les thèmes des travaux académiques mutualisés (TRaAMs) 2017-2018. Pour rappel, les TraAMs sont co-pilotés par la DNE et l’inspection générale et se donnent pour objectif de contribuer à la formation et à l’accompagnement des personnels dans l’usage et la maîtrise du numérique. A la lecture du document récapitulant les thèmes pour chaque discipline [8], on ne peut que se réjouir du thème retenu pour les Sciences Économiques et Sociales (SES), « Ressources libres, données publiques », qui développe les questionnements suivants :
Comment les ressources libres (qu’il s’agisse de données publiques, de logiciels, d’applications, etc.) peuvent-elles être utilisées dans le cadre de l’enseignement des SES ?
Comment les enseignants s’emparent-ils de ces ressources et les travaillent-ils (sélection, transformation, échange) ?
Comment les enseignants peuvent-ils produire et utiliser des ressources libres en collaborant ?
Quels usages pour et par les élèves ?
De même, les TraAM en Éducation aux médias et à l’information (EMI) mettent en avant les Communs sous l’intitulé suivant : « Enseigner les communs dans l’École du 21e siècle : quelle gouvernance dans les disciplines ? Communs, numérique, connaissance, esprit critique, big data, créativité. »
Au-delà des graves questionnements qu’elle induit sur des enjeux de droits fondamentaux, la logique poursuivie par la DNE parait ainsi souffrir d’un manque de cohérence problématique, entre la volonté affirmée de promouvoir les logiciels libres et la diffusion et l’appropriation par tous des savoirs, et ce courrier, paru une semaine plus tard, dont le message à destination des enseignants en prend le complet contrepied.
...Le Ministère non plus !
Dans les programmes d’enseignement également, il est aisé de relever ici et là le même souci de développer l’usage des logiciels libres et surtout, de mener une réflexion approfondie sur la protection des données à caractère personnel avec les élèves. Dans le programme de l’enseignement d’exploration Informatique et création numérique (ICN) en classe de seconde générale et technologique [9], les modalités pédagogiques précisent ainsi :
La mise en activité est instrumentée par un environnement numérique permettant des projets de programmation, de production, de manipulation et de partage de contenus numériques, de publication de résultats, de conception et animation d’espaces d’activités collaboratives.
Ces environnements numériques peuvent comporter un ou plusieurs logiciels, outils, dispositifs qui sont choisis, en fonction des besoins des élèves pour leurs réalisations, sur des critères de simplicité d’utilisation, de mise en œuvre et d’accès, de préférence parmi les logiciels libres.
Nous relevons encore, dans la partie relative à la mise en oeuvre du programme, « la gestion et la protection des identités numériques » qui inclut comme exemple d’activité : « réaliser un objet connecté et comprendre l’enjeu de la protection de mes données à caractère personnel ».
Il s’agit là d’enjeux primordiaux, vis à vis desquels les professeurs documentalistes sont particulièrement concernés par leur expertise en information-documentation ; depuis longtemps, ils sont précurseurs dans ce domaine qu’ils intègrent aux parcours de formation des élèves, tout au long de leur scolarité dans le secondaire ; ils s’appuient pour cela sur le programme d’Éducation aux médias et à l’information, notamment l’item « Utiliser les médias de manière responsable » [10], et sur les chapitres 8 [11] et 9 [12] du curriculum en information-documentation élaboré par l’A.P.D.E.N. (ex FADBEN), qui comprennent en particulier les items « Recul critique sur les médias, les TIC et l’information » et « Responsabilité légale et éthique relative à l’information ».
Ce souci constant, institutionnel et associatif, ne peut que rendre plus incohérente encore cette nouvelle politique du numérique annoncée pour l’École.
Inquiétudes partagées
L’A.P.D.E.N. s’associe donc pleinement aux fortes inquiétudes et objections soulevées par plusieurs acteurs de l’éducation : la CGT’Education et le SNES-FSU, dans un communiqué commun en date du 18 mai [13], ont ainsi saisi le Ministre sur ce dossier, de même que plusieurs industriels du numérique éducatif [14]. Ce 22 mai, c’est au tour de la FCPE de "réaffirme[r] son opposition claire à l’utilisation par les « GAFAM » des données des élèves, la plupart du temps mineurs." Dans un communiqué public [15], elle indique "souhaite[r] des éclaircissements rapides de la part du ministère sur cette situation."
Il s’agit bien en premier lieu de protéger les données à caractère personnel des élèves et des personnels, objets de convoitise de nombreuses entreprises, comme le rappelle Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans un entretien accordé le 26 avril dernier au site EducPros.fr [16] : « ll faut bien voir que le secteur de l’éducation est extrêmement sollicité par des acteurs économiques, très intéressés par ces données scolaires ». Actuellement, la CNIL travaille en collaboration avec le Ministère de l’Education Nationale sur l’élaboration d’une charte de protection des données éducatives, pour le moment insuffisamment encadrées juridiquement. Les échanges sont en cours et la CNIL préconise un texte « fort », de type circulaire, ce sur quoi le Ministère ne s’est pas encore prononcé. Nous soupçonnons dès lors une tentative de « passage en force » des lobbies concernés, sans concertation des différents interlocuteurs au sein même de l’Education Nationale, de la CNIL, des associations de parents d’élèves et des associations professionnelles disciplinaires. Cette hypothèse se voit étayée par les nombreux manquements des GAFAM à la loi Informatique et libertés, dont le dernier exemple en date du 16 mai concerne Facebook et peut être consulté sur le site de la CNIL [17]. M. Jeandron ne peut ignorer ces manquements, mais ne semble pas s’en soucier, ce qui n’est guère rassurant quant à la considération accordée, au sein de la DNE, à la question des droits fondamentaux, dans le cadre de la réflexion sur le numérique éducatif...
Conclusion
L’A.P.D.E.N. s’associe sans réserve aux nombreuses voix qui s’élèvent contre ce qui relève sans conteste d’une logique de marchandisation et de privatisation de l’École. Nous regrettons que les logiciels libres et les formats ouverts ne soient pas plus fermement défendus et plébiscités par la DNE, et que le partage de la connaissance et du savoir ne soit pas au centre des préoccupations éducatives. Les données à caractère personnel ne sont pas à vendre. En tant que citoyens, et plus encore en tant qu’éducateurs, nous nous devons d’assurer la sécurité de nos élèves et de les guider vers un usage responsable et éclairé du numérique. Comment leur faire comprendre l’importance des droits fondamentaux liés à leur identité numérique si l’institution elle-même ne montre pas l’exemple ?
Nous soutenons par conséquent la demande de la CGT’Éducation et du SNES-FSU d’ouverture d’une concertation sur le droit du numérique à l’École, au sein de laquelle les professeurs documentalistes - en tant qu’experts du domaine des sciences de l’information et de la communication, et en tant qu’enseignants en charge de la formation de tous les élèves à une culture de l’information et des médias - devront avoir toute leur place.
Notes
[1] GAFAM : accronyme pour Google – Apple – Facebook – Amazon – Microsoft
[2] "Numérique : Le ministère ouvre l’Ecole à Google ?". Le Café Pédagogique, mai 2017. Disponible en ligne sur : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/05/16052017Article636305160274839331.aspx
[3] La FADBEN, est devenue A.P.D.E.N., Association des professeurs documentalistes de l’Éducation nationale, en janvier 2016
[4] "Accord de partenariat Ministère de l’Éducation nationale et Microsoft France". Site officiel du Ministère de l’Éducation nationale, 2015. Disponible en ligne sur : http://cache.media.education.gouv.fr/file/Partenaires/17/7/convention_signee_506177.pdf
[5] APRIL. "Un partenariat indigne". April.org, 2015. Disponible en ligne sur : https://www.april.org/microsoft-educ-nat-partenariat-indigne/
[6] Sylvie Ducatteau et Pierric Marissal. "Microsoft fait son marché à l’école." L’Humanite.fr, 18 décembre 2015. Disponible en ligne sur : http://www.humanite.fr/microsoft-fait-son-marche-lecole-593376
[7] Fiches techniques sur l’Union européenne - politiques sectorielles : la protection des données à caractère personnel. Site officiel du Parlement Européen. Disponible en ligne sur : http://www.europarl.europa.eu/atyourservice/fr/displayFtu.html?ftuId=FTU_5.12.8.html
[8] Thèmes de TraAMs 2017-2018". Site officiel du Ministère de l’Éducation nationale, 2017. Disponible en ligne sur : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/TRAAM/90/7/Themes17-18_759907.pdf
[9] Bulletin officiel n° 31 du 27-08-2015. Enseignement d’exploration. Disponible en ligne sur : http://cache.media.education.gouv.fr/file/31/94/3/ensel7386_annexe_455943.pdf
[10] "L’EMI et les nouveaux programmes (cycle 4)". Eduscol. Disponible en ligne sur : http://eduscol.education.fr/cid98422/l-education-aux-medias-et-a-l-information-et-les-nouveaux-programmes-cycle-4.html#lien11
[11] A.P.D.E.N. "Vers un curriculum en information-documentation - Chapitre 8 : Les programmes de l’information-documentation au collège". A.P.D.E.N., 2014. Disponible en ligne sur : http://www.apden.org/Vers-un-curriculum-en-information.html
[12] A.P.D.E.N. "Vers un curriculum en information-documentation - Chapitre 9 : Les bases communes de l’information-documentation au lycée". A.P.D.E.N., 2014. Disponible en ligne sur : http://www.apden.org/Vers-un-curriculum-en-information-352.html
[13] Data scolaire : Des industriels et des syndicats saisissent le ministre contre la directive GAFAM. Le Café Pédagogique, mai 2017. Disponible en ligne sur : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/05/19052017Article636307783633880791.aspx
Texte complet du courrier adressé au Ministre par la CGT Educ’action et le SNES disponible ici : http://www.cgteduc.fr/actualit-mainmenu-352/communiqus-mainmenu-444/2254-les-donn%C3%A9es-scolaires-du-minist%C3%A8re-de-l%E2%80%99%C3%A9ducation-nationale-brad%C3%A9es-aux-gafam / et là : https://www.snes.edu/Les-donnees-scolaires-du-Ministere-de-l-Education.html
[14] "Data scolaire : Des industriels et des syndicats saisissent le ministre contre la directive GAFAM". Le Café Pédagogique, mai 2017. Disponible en ligne sur : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/05/19052017Article636307783633880791.aspx
Texte complet du courrier adressé au Ministre par les industriels du numérique éducatif disponible ici : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Documents/docsjoints/let-edtech180517.pdf
[15] "Les données des élèves et les « GAFAM » : si c’est gratuit, c’est toi le produit !". Site officiel de la FCPE, 22 mai 2017. Disponible en ligne sur : http://www.fcpe.asso.fr/index.php/actualites/item/1921-les-donnees-des-eleves-et-les-gafam-si-c-est-gratuit-c-est-toi-le-produit
[16] "Pour la CNIL, "la France doit garder la souveraineté de ses données scolaires". Educpros, 26 avril 2017. Disponible en ligne sur : http://www.letudiant.fr/educpros/entretiens/isabelle-falque-pierrotin-l-education-est-un-objectif-strategique-de-la-cnil.html
[17] "Facebook sanctionné pour de nombreux manquements à la loi Informatique et Libertés". CNIL, 16 mai 2017. Disponible en ligne sur : https://www.cnil.fr/fr/facebook-sanctionne-pour-de-nombreux-manquements-la-loi-informatique-et-libertes