2015
oct.
11

Le professeur documentaliste face au défi des convergences, ou parce que nos élèves le valent bien

Conférence de synthèse. Anne Cordier

En vidéo sur : https://www.canal-u.tv/chaines/apden-ex-fadben/troisieme-journee-11-octobre-2015/le-professeur-documentaliste-face-au-defi

Introduction

Et voilà, nous y sommes : c’est la fin. Et il faut bien conclure après 2 journées et demie extrêmement intenses et riches pour chacun et chacune de nous. Il me revient aujourd’hui de conclure ce 10e Congrès de la FADBEN, et c’est pour moi évidemment un très grand Honneur. L’occasion m’est ainsi donnée de remercier le comité scientifique et le comité organisateur du congrès. Et parce que le travail associatif est souvent ingrat, je voudrais que l’on puisse profiter de cette conférence de clôture pour remercier cette valeureuse équipe de bénévoles, c’est-à-dire : les membres du Bureau National de la FADBEN mobilisés sur le congrès ; pour le comité scientifique et relations avec les intervenants Gildas Dimier, Marie Nallathamby, Cyrille Lendormy, ainsi que Gaëlle Sogliuzzo, Héloïse Lecaudé, Sandrine Vigato et Christine Bretton pour les inscriptions, la gestion du site ou encore les relations entretenues avec les différents partenaires de la manifestation, et évidemment Florian Reynaud pour la coordination générale. Un immense merci également à l’ADBEN Limousin dont les membres ont permis que les conditions logistiques soient optimales et la convivialité au rendez-vous de ce séjour limousin ! A la tête de cette équipe dynamique, elle a préparé durant deux ans au sein du BN ce congrès : Valérie Jouhaud. Membres de cette ADBEN Limousin, elles ont tout fait pour vous rendre la vie plus facile durant ce congrès : Fabienne Faucqueur, Marie Bousquet, Magali Martin, Claire Rouveron, Céline Cherbonneau, Cécile Chabassier, Aurélie Laurière, Anaïs Denis, Christine Bretton, et Mariette Viche.

Un remerciement personnel spécial enfin à Gildas Dimier, réactif aux mails envoyés en catastrophe, qui n’a jamais perdu son sens de l’humour même quand les questions posées étaient rébarbatives, pressantes, ou complètement insolubles !

Comment conclure ? Comment conclure alors que nous avons tous envie de rester ensemble pour poursuivre nos échanges ? Comment conclure alors qu’enfin des avatars ou noms de comptes Twitter ou Facebook sont devenus des personnes incarnées ? Comment conclure alors qu’une telle dynamique a été lancée grâce à ces moments partagés ?

Je vous propose pour cette clôture – puisqu’il faut bien l’appeler ainsi et s’y résoudre - de "relire" en quelque sorte les différentes interventions de cette 10e édition du congrès FADBEN, et de tenter de vous donner à entendre aussi une réflexion à partir de ces interventions, mais pas exclusivement, et plus largement sur la question de la convergence, qui me semble-t-il, a traversé l’ensemble des exposés. Je vais tenter aussi, avant de nous quitter, de procéder à un "dosage" entre certitudes et incertitudes, et entre petites – mais sérieuses – grognes et grands espoirs.

I. Une dynamique de convergence à l’œuvre

Tout d’abord, donc, il me semble vraiment que ce congrès a témoigné d’une véritable dynamique de convergence à l’œuvre. Je distinguerai trois niveaux de convergence, si vous le voulez bien.

I.I. Entre Recherche et Terrain

Je ne vais pas revenir sur les intérêts d’une recherche en information et communication, Bernard Miège l’a précisément exposé en introduction de ce congrès, notamment en insistant sur la capacité de la recherche à mettre à distance les « notions écran » et à permettre l’inscription dans la durée de phénomènes qui émergent, inscrits aussi dans des modèles économiques à analyser.

Mais ce congrès a aussi mis en avant, et je m’en réjouis grandement, des liens plus importants entre la recherche et ce que l’on appelle communément le "terrain". Ce lien entre recherche scientifique et pratiques professionnelles s’est illustré, certes, par la présence de chercheurs au sein du congrès, mais cela a toujours été le cas. Il s’est aussi illustré par la présence et les communications de chercheurs qui vont sur le terrain pour mener leurs recherches, ce qui est un pas supplémentaire, mais là encore ce n’est pas une franche nouveauté car la FADBEN a toujours été soucieuse de liens avec le monde scientifique. Ce que ce congrès signe comme nouveauté, me semble-t-il, est un lien plus profond, car réciproque et collaboratif : en a témoigné la tenue d’un atelier co-présenté, préparé et animé, par chercheure et professionnelles. Nous ne sommes donc plus dans une logique de "cohabitation" chercheur-professionnel, où le professionnel se livre au chercheur, qui s’empare de données exploitables à des fins scientifiques, mais dans une logique de dons et contre-dons, destinée à penser ensemble l’agir professionnel, envisager ensemble des pistes d’action. Ensemble. Lorsqu’un chercheur travaille pleinement avec les professionnels, nous nous situons dans une relation réciproque totale, dans le respect des apports de chacun, et dans la curiosité envers les points de vue et les références (théoriques, situationnelles, expérientielles) de chacun. Je suis toujours frappée par la distinction courante entre le monde de la recherche et celui des professionnels. Or, n’oublions jamais, n’oubliez jamais, qu’en sciences humaines et sociales, la plupart des chercheurs sont des enseignants chercheurs, et sont donc confrontés tout autant à des questionnements didactiques et pédagogiques.

Dans cette perspective, je crois qu’il est temps aussi de saluer les acteurs de terrain qui nous ouvrent, à nous chercheurs, les portes de leurs pratiques professionnelles quotidiennes, de leurs univers, de leurs ressentis émotionnels. Comme cela doit être inconfortable au premier abord ! Et pourtant, sans le terrain la recherche ne peut guère être autre chose qu’une émanation au mieux intellectuelle – ce qui peut évidemment être fort pertinent, et doit de toute façon constituer une part indispensable de la construction scientifique – mais sans le terrain la recherche ne peut avoir de point d’ancrage et prétendre faire œuvre sociale.

Oui, il est fondamental de rappeler la délégation sociale dont est responsable le chercheur. Car oui, la recherche est une œuvre sociale. Une œuvre sociale en ce qu’elle permet de dépasser le stade des discours d’accompagnement, des "bons mots", des formules qui font mouche. Une œuvre sociale en ce qu’elle permet à des acteurs, toujours agissant dans le "feu de l’action" de porter un regard réflexif sur leurs gestes et leurs pratiques. Une œuvre sociale en ce qu’elle éclaire des phénomènes, tente de les comprendre, les explicite, et en ce sens a une mission fondamentale de vulgarisation et de diffusion. C’est pourquoi la recherche doit être étroitement construite avec le terrain, et permettre par le regard objectivant du chercheur à ce dernier de se questionner, d’échanger, et d’avancer.

Pour autant, je ne pense pas que le chercheur ait pour rôle de faire œuvre de prescription : ce serait, à mes yeux, manquer de confiance envers les professionnels, lesquels sont tout à fait capables de trouver en eux, entre eux, et par les échanges notamment avec le monde de la recherche, des pistes pour l’action. Pour ce faire, bien sûr, il convient qu’un climat de confiance et de réciprocité – j’insiste – soit installé entre chercheurs et professionnels : porter un regard empathique sur les acteurs rencontrés, quels qu’ils soient, en n’étant pas dans l’affect (ce que supposerait une forme de sympathie, nuisible à l’investigation scientifique objectivante) ni dans la distanciation et le mépris, naturellement, mais en s’inscrivant dans une logique compréhensive de l’activité et des logiques d’action des acteurs. L’œuvre sociale du chercheur se situe ici, me semble-t-il.

Si le chercheur ne "représente" pas un corps professionnel qu’il étudie – vous pouvez faire confiance à vos associations professionnelles pour cela ! –, il est néanmoins engagé. En tout cas, je défends personnellement l’idée qu’être chercheur, c’est être engagé. La recherche est fondamentalement engagement. Engagement dans le monde social. Engagement auprès et au sein d’une communauté. Engagement dans un champ de questionnements à la fois scientifiques, politiques, sociétaux, culturels... Engagement, donc, mais aussi responsabilité. Oui, une quadruple responsabilité, même : en étant enseignant, le chercheur a la même responsabilité que vous, professeurs documentalistes face à vos élèves, celle de contribuer à l’émancipation intellectuelle et critique de ceux qu’il accompagne ; le chercheur a aussi la responsabilité de produire des connaissances pour éclairer et révéler des réalités sociales complexes ; 3e responsabilité, et non des moindres, le chercheur explore un terrain, mais doit toujours faire un retour à ce terrain, consacrer du temps aux acteurs investigués pour que la recherche prenne sens avant tout pour eux, et que le fait d’avoir accepté d’accueillir un chercheur ne laisse pas, lors de son départ, un amer sentiment de « pillage » ; enfin, le chercheur occupe une position sociale en tant que citoyen actif au sein d’une société qu’il s’efforce de comprendre le mieux possible, dans une dynamique et pour une action collectives.

I.II. Entre des contextes de pratiques info-communicationnelles

Au sortir de ce congrès, la dynamique de convergence est également visible à travers une réflexion sur un rapprochement entre les divers contextes de déploiement des pratiques info-communicationnelles. On ne cesse de parler d’ailleurs de "porosité des contextes", mais il me semble que cette expression est employée à mauvais escient. En effet, de plus en plus, on évoque une porosité des contextes pour décrire les pratiques info-communicationnelles des acteurs, et plus particulièrement pour ce qui nous intéresse des adolescents-élèves auxquels les professeurs documentalistes sont confrontés.

Je pense que la situation sociale n’est pas si simple. Ce sont les outils et le milieu informationnels qui suggèrent une porosité des contextes. Pour autant, il me semble – et plusieurs investigations menées par des chercheurs en SIC le pointent – que les pratiques et usages, ordinaires/prescrits/possibles, laissent voir tout autre chose. On n’assiste pas à une imbrication spontanée des usages et pratiques formels et non formels. Ne serait-ce que parce que la continuité de l’écosystème informationnel n’est pas assurée au sein des établissements, où les élèves comme leurs enseignants peinent à accéder à des outils d’information et de communication pourtant tout à fait inscrits dans leurs habitudes info-documentaires. Mais ne serait-ce aussi que parce que l’intégration des usages et pratiques non formels à l’école fait encore l’objet de résistances, de part et d’autre, car si certains professeurs sont hésitants ou réticents à l’idée d’investir les outils et usages non formels déployés par leurs élèves, les adolescents ne voient pas toujours non plus d’un bon œil cette intrusion par les enseignants dans leurs univers de pratiques non formels. Les adolescents ont conscience que leurs pratiques sont majoritairement empiriques et ne correspondent pas toujours à l’attente académique.

Plus encore peut-on aller jusqu’à se demander si une porosité absolue des contextes de déploiement des pratiques info-communicationnelles est souhaitable. L’école a pour mission de permettre la construction de savoirs structurés, ce qui passe par une connaissance et un appui sur les pratiques non formelles des élèves. Mais elle est aussi, par la réflexivité et la stabilisation de connaissances, le lieu du questionnement sur la durabilité des pratiques info-communicationnelles engagées par tout un chacun. A ce propos, l’exposé de Vassilia Margaria-Pena a montré, loin des présupposés clamant porosité et compétences immanentes, combien les outils documentaires dits traditionnels ont encore de beaux jours devant eux car permettent de travailler des compétences fortes et essentielles pour les chercheurs d’information, que celle-ci soit ou non numérique.

Certes, et il serait tout à fait incongru de le contester : certains adolescents développent de véritables compétences et connaissances informationnelles sur le web, en dehors des apprentissages formalisés à et par l’école.

Toutefois, ne nous méprenons pas : ceux qui s’expriment en actes, au-delà de la parole, sont ceux qui détiennent le pouvoir d’agir, et donc qui manient en plus des clés de compréhension du système, des clés d’action sur ce système. J’ai pu rencontrer lors de mes enquêtes des adolescents qui se déclarent eux-mêmes non-experts, et qui ont conscience des limites de leur pouvoir d’action : ils ne maîtrisent pas suffisamment l’outil pour pouvoir s’affirmer dans cette société numérique. Ceux-là sont réduits au silence, d’autant que notre société accorde une place prépondérante à ceux qui s’expriment, se font entendre ou voir, bref à ceux qui agissent.

I.III. Entre des domaines d’intervention

Troisième convergence observée, ou plutôt discutée à travers les différentes interventions lors de ce congrès, sans surprise, d’ailleurs : celle entre éducation à l’information, aux médias, et dans une mesure moindre à l’informatique.
Le champ de l’éducation à l’information, et plus précisément de l’information-documentation est fortement impacté, et ce tout à fait logiquement, par l’évolution de l’environnement informationnel et des pratiques info-communicationnelles liées. D’ailleurs, depuis quelques années les professionnels se nourrissent des travaux menés par des chercheurs – dont ceux du groupe ANR Translit auquel j’appartiens, et dont plusieurs membres sont ici présents – sur la translittératie.

Cette approche a vite semblé pertinente pour qui souhaitait penser la culture de l’information dans toute sa complexité, reflétant les trois traditions épistémiques autour de l’information (information knowledge : information scientifique et technique, documentaire et vulgarisation / information news : journalistique, médiatique / information data : données informatiques). Parler de translittératie dans le contexte français, comme l’a bien mis en évidence Alexandre Serres, c’est reconnaître la convergence des littératies, et les pratiques résolument multimédiatiques des individus, et donc la nécessité de penser les relations entre les trois principales cultures de l’information : Information-Documentation, médias, et informatique. Ainsi la translittératie devient une nouvelle perspective pour la formation des élèves, étudiants, et usagers, une perspective beaucoup plus globale que la seule information literacy (Serres, 2012).

Cette approche enrichit l’enseignement de l’Information-Documentation, un enrichissement dont témoignent les pratiques quotidiennes des professeurs documentalistes qui depuis déjà plusieurs années prennent en compte en sus des objets et notions liés à l’info-knowledge les objets et notions liés à l’info-news. Les expériences pédagogiques qu’a partagées avec nous Anne-Laure Cruypenninck, à propos de l’intégration de problématiques communicationnelles médiatiques dans l’enseignement qu’elle dispense, en sont un exemple flagrant.

Plus encore, la notion de translittératie, en appelant à une convergence des champs épistémiques dans le contexte français, est aussi interprétable de manière complémentaire comme le levier pour penser transversalité, transfert, transgression. Je reprends ici la déclinaison de ce que « le préfixe "trans" suggère » selon Vincent Liquète. Le chercheur en SIC porteur d’une des tâches du projet ANR TransLit rappelle en effet que ce préfixe "trans" « suggère à la fois la quête de transversalité dans les démarches de recherche, d’appropriation et de réécriture de l’information, mais également, la capacité de chacun à transférer dans divers environnements et contextes informationnels et techniques des acquisitions antérieures. Ceci autant dans la sphère scolaire que dans la sphère domestique. Enfin, ce même préfixe vise à un dépassement des approches et des postures d’enseignement jusqu’alors éprouvées dans le monde scolaire et éducatif » (Liquète, 2012).

II. Construire la convergence

Pour autant la convergence ne se décrète pas. Il convient de la construire, et de prendre garde à ce que la volonté – ou l’injonction – de convergence n’appauvrisse pas réflexions et pratiques scientifiques, didactiques et pédagogiques.

II.I. La solution n’est pas dans la dissolution

Si l’on ne peut que se réjouir que les problématiques liées à la translittératie soient investies et appropriées par les professeurs documentalistes, il convient de mettre en garde contre un effacement des problématiques info-documentaires. La translittératie n’est en aucun cas une discipline, et n’a d’ailleurs jamais été présentée comme telle. Il ne s’agit donc pas pour les professeurs documentalistes de quitter le champ – scientifique et didactique – de l’information-documentation, dont ils sont les spécialistes, pour une nouvelle littéracie, mais de considérer la littératie informationnelle en inter-relation avec les autres littératies considérées. La translittéracie, c’est une façon de voir les pratiques informationnelles, voire une grille de lecture même de ces pratiques.

Plus concrètement, une appréhension translittéracique des pratiques d’information et de communication permet de donner épaisseur et sens aux pratiques pédagogiques mises en place : il s’agit de considérer les situations de transferts de compétences et de connaissance, de favoriser les liens entre multiples ressources et outils à la fois cognitifs, humains et techniques au sein de contextes identifiés, mais aussi d’encourager l’ensemble des compétences d’interaction, mises en œuvre par les individus sur tous les moyens d’information et de communication disponibles. La translittératie, qui est un concept défini bien distinctement du numérique, n’est pas pour autant un nouvel objet d’enseignement ni une démarche d’apprentissage ; elle est – j’insiste – une façon d’appréhender les pratiques déployées, un regard qui permet de penser la convergence médiatique, les croisements entre les littératies convoquées et convocables. La translittératie nous invite donc à penser avec davantage de complexité et de souci du sens social l’éducation à l’Information-Documentation.

Toutefois, attention, là encore. Le vocable "éducation à" est en France franchement problématique, en ce qu’il donne lieu à des interprétations institutionnelles et des traductions sur le terrain fort peu nobles, le triptyque une heure/une discipline/une classe étant le parangon de notre système éducatif. Certes, "éducation à" rime avec "gloubi-boulga"… mais si vous le voulez bien, nous allons arrêter là la convergence sur ce point ! Je me permets de faire appel à la définition que Jean-Marc Lange, professeur des universités en didactiques des sciences à l’Université de Rouen, et spécialiste de l’éducation au développement durable, donne d’une « éducation à » : Jean-Marc Lange nous dit que cette éducation est articulée autour d’une « didactique de contenus-orientés-action », permettant la conception d’actions éducatives « dans lesquelles l’individu apprend à agir collectivement » (Lange, 2013). Jean-Marc Lange nous rappelle d’ailleurs combien le travail par l’enquête est fondateur de la pédagogie Freinet, laquelle « allait dans le sens d’une mise en activité des élèves afin qu’ils apprennent ensemble à partir des expériences réalisées ». L’on ne peut que souscrire à cette acception qui fait écho à nos pratiques professionnelles, et aux regards portés sur les situations info-communicationnelles. On le sait, aborder des problématiques informationnelles au sein d’ancrages disciplinaires est tout à fait possible, sans pour autant que le domaine d’enseignement du professeur documentaliste soit "au service de". Il faut pour cela que les professeurs documentalistes ne perdent pas de vue, au sein de la convergence, l’Information-Documentation.

II.II. Le « numérique », un étendard empoisonné

Ce souci me semble d’autant plus important à réaffirmer à l’heure où le terme "numérique" envahit nos programmes, discours et préoccupations, avec la tendance forte à venir chapoter l’ensemble des apprentissages liés à l’information. Cette entrée systématique numérique est à mon sens une erreur, non seulement parce qu’elle néglige les continuités conceptuelles et abonde les discours techno-critiques sur les ruptures dans notre société. Mais cette entrée est aussi une erreur car elle alimente finalement un regard limité sur l’environnement informationnel qui nous entoure : les acteurs évoluent au sein d’un véritable milieu informationnel, dont le numérique est partie prenante, mais pas isolément et pas exclusivement. Un technologisme ambiant nuit à la réflexion sur les objets et les modalités d’enseignement-apprentissage, et je crois qu’il est du devoir des professeurs documentalistes de savoir résister à ces sirènes.

S’il est compréhensible que certains cherchent à asseoir une légitimité et une expertise en faisant montre d’une entrée et d’une dextérité numériques, je pense qu’ils font en réalité fausse route. Cette technicisation des pratiques et des visions du métier ne va pas dans le sens d’une reconnaissance d’un champ de connaissances et de compétences. C’est une fois de plus réduire l’image de l’Info-Documentation à une méthodologie, à une performance procédurale.

Cela est d’autant plus observable lorsque s’opère un glissement tout à fait significatif de la préoccupation d’une "culture numérique" à une adhésion à une technicité manipulatoire, une "technique pour la technique". Je pense par exemple à ces nombreuses séances pédagogiques proposées autour de l’appréhension technique d’un outil, sur le mode « Scoop-it en 4e », « Pearltrees en TPE ». Cette entrée par les outils témoigne de l’effacement de l’objectif intellectuel, cognitif, au profit d’objectifs procéduraux liés à la maîtrise technique d’un outil déterminé, émergent sur le marché de l’information. Bien sûr, nous savons tous que les conditions d’urgence dans lesquelles sont amenés à travailler quotidiennement les professeurs documentalistes expliquent partiellement ces choix pédagogiques. Il n’empêche qu’il me semble important de prévenir contre cet étendard empoisonné que constitue le numérique, et contre cette course à la prétendue innovation technologique ; par exemple, on voit de plus en plus de journées professionnelles ou stages proposés autour des MOOC, là où je pense que les situations d’enseignement-apprentissage, en présentiel, mériteraient encore et toujours des expérimentations). Grand est le risque dans cette perspective aussi de se faire le relais de logiques marchandes – institutionnelles ou non – mais aussi de se lancer dans une course effrénée à l’affirmation d’une profession à travers des outils par définition non pérennes.

On ne peut occulter que ces sirènes du numérique charment aussi parce qu’il y a de notre part à tous, et les professeurs documentalistes n’échappent pas à cette règle, une sorte de fascination pour le numérique et les productions qu’il permet. C’est là qu’il convient véritablement de toujours se poser la question de la pertinence du recours à un outil numérique – quel qu’il soit – pour l’apprentissage. Et de toujours avoir conscience que l’apprentissage conceptuel doit primer, pour mettre à distance la technique, et être capable d’entrer dans cet « âge de la majorité » que signifie Gilbert Simondon dans les années 50, donc bien avant Internet : par cette expression, héritée de Kant, le philosophe nous invite à penser l’émancipation de la technique, par sa maîtrise à la fois technique et conceptuelle (Simondon, 2001). C’est ainsi qu’un travail essentiel est à mener, d’abord dans une perspective réflexive, c’est-à-dire pour les professionnels que nous sommes, puis avec les élèves, sur les techno-imaginaires qui envahissent nos modes de pensée et de vivre dans la société (Plantard, 2015).

C’est dans cette même veine que s’est inscrite l’intervention d’Olivier Le Deuff, prônant une dimension à la fois historique et citoyenne de la culture de l’information. Il faut dire que l’inquiétude est grandissante dans notre société quant à la capacité des individus à être des acteurs à proprement parler, agissant sur les données et ne les subissant pas systématiquement (Mattelart, Vitalis, 2014), résistant au « capitalisme informationnel » (formule de Serge Proulx et al., 2014) et aux « industries de l’influence » (Le Crosnier , 2010). Les exemples pédagogiques déclinés en collège et en lycée par Marion Carbillet et Marie-Astrid Médevielle ont mis en avant cette dimension éminemment citoyenne de l’enseignement d’une culture de l’information : travail sur la mémoire collective et sensibilisation aux communs de la connaissance s’entremêlent pour développer le pouvoir d’agir des élèves.

Face au modèle économique dominant et en lien avec une vision politique de la société numérique, une contre-culture s’organise, digne de la « contre-culture des pionniers de l’internet » (Turner, 2012), et les professeurs documentalistes dans leur mission d’émancipation des élèves ne peuvent y rester étrangers.

II.III. Le « contexte », un élément à dépasser

De tels impératifs inscrits dans une logique de convergence imposent à une construction d’autant plus rigoureuse et solide des modalités d’exercice professionnel, et plus précisément des formations mises en place, afin que l’enseignement de l’Information-Documentation ne soit tout simplement pas dissous dans un magma de convergences multiples… et de contraintes.

Certes, comme nous l’ont rappelé fort utilement Emmanuelle Maugard et Mathilde Schmidt pour l’enseignement privé, et Isabelle Couturier pour l’enseignement agricole, les contextes déterminent avec force l’exercice du métier. L’immense travail d’enquête réalisé par la FADBEN en 2013 et 2014 sur les apprentissages en information-documentation et le service des professeurs documentalistes a d’ailleurs mis en exergue ce que les auteurs du Chapitre 11 ont appelé une « diversité des possibles » (FADBEN, 2014).

Il nous revient de prendre garde à ce que ces « possibles » et ces multiples contextes ne deviennent pas sur-déterminants pour les formations mises en place.

En ce sens, Muriel Frisch nous a invités à dépasser les modèles convoqués historiquement en Information-Documentation, et surtout à nous appuyer sur le concept d’info-diversité pour penser une matrice curriculaire pour l’information-documentation. Pascal Duplessis, plus précisément encore, nous a proposé d’envisager, au-delà du souci déjà louable bien sûr et important d’une progression spiralaire, une « révélation progressive des différents facettes de la notion ».

La question des contenus précisément intégrés dans les formations a déjà quant à elle été minutieusement travaillée, et l’est encore, par la profession elle-même, dont Pascal Duplessis a d’ailleurs souligné durant son intervention « la fabrique des savoirs scolaires par les savoirs expérientiels ». Je vous renvoie aux travaux des groupes de mutualisation au sein des académies, le développement de TraAM Documentation sur le sujet, et particulièrement saluons la précision de la matrice pour l’identification d’objectifs et de compétences à mettre en œuvre dans une Education aux Médias et à l’Information proposée par le groupe TraAM Doc Toulouse (2015). Permettez-moi aussi de vous renvoyer à toutes fins utiles aux travaux fondamentaux menés par la FADBEN (2007, 2014) et le GRCDI (2010) pour circonscrire les champs d’intervention ainsi que les contenus didactiques à mettre en œuvre.

Dans cette dynamique de réflexion sur la construction d’une matrice ou d’un curriculum en information-documentation, il importe aussi d’aller voir du côté de l’international, comme nous l’ont permis Magali Bon, Valérie Glass et Martine Ernoult, qui ont enrichi par ce regard multiculturel nos réflexions sur le curriculum info-documentaire ainsi que les pratiques professionnelles.

III. Vers une divergence convergente !

Pour autant, l’identité des professeurs documentalistes "à la française" – si vous me permettez cette expression un peu triviale – et la conception de l’Information-Documentation comme champ d’enseignement-apprentissage structuré, nécessitent aussi que nous prenions garde à maintenir un certain cap. Une certaine divergence, dans la convergence.

III.I. Pour une approche sociale de l’information

Tout d’abord, face aux discours d’accompagnement et injonctions technologiques, il est primordial pour les chercheurs de s’intéresser aux pratiques effectivement développées par les acteurs, pour adopter une démarche compréhensive de l’information, et apporter une connaissance fine des usages et pratiques info-communicationnels. Mais cette exigence scientifique doit aussi, à mon sens, intégrer la construction didactique et la démarche pédagogique.

Oui, les pratiques ordinaires de l’information notamment numérique engendrent le développement de savoirs et de savoir-faire véritables qu’il faut reconnaître comme tels, et cesser de "ranger" dans une catégorie pseudo générationnelle. C’est fort logiquement que vous avez pu, au contact de vos élèves et de leurs pratiques quotidiennes de l’information, mais aussi conscients des enjeux sociétaux liés, faire émerger de nouveaux contenus de formation, qui tiennent compte des pratiques sociales – non formelles – constatées, et à encourager. Je pense par exemple au souci de développer une culture de la participation, sur laquelle reposent aujourd’hui bon nombre de situations informationnelles numériques.

De l’intérêt de partir des pratiques sociales pour construire notre enseignement, bien sûr, non pas démagogie, mais pour donner du sens social aux apprentissages (Élisabeth Schneider nous a proposé à ce sujet une réflexion sur la didactisation des réseaux sociaux). Plus encore – car nous faisons bien, au quotidien, œuvre d’enseignement-apprentissage – il s’agit de travailler la réflexivité des élèves. Le travail présenté par Noël Uguen sur le document de collecte comme écrit réflexif pour questionner l’évaluation de l’information, et mettre en place une « mémoire » de la recherche d’information, témoigne de ce appui sur les pratiques ordinaires des élèves allié à un nécessaire dépassement pour atteindre un nouveau stade de développement de pratiques et de compétences cognitives.

A travers cette approche sociale de l’information dans l’enseignement-apprentissage, c’est l’engagement des acteurs que l’on cherche à favoriser, en leur donnant les moyens de dégager un plan d’actions à partir d’une intention, et d’aboutir via des repères et des régimes d’actions adaptés à une satisfaction dans l’activité (Thévenot, 2006).

III.II. Pour une vigilance épistémologique

Ensuite, face à une injonction à la convergence, je crois que nous avons le droit – et plus encore – de résister, et en tout cas de faire preuve d’une vigilance accrue.
En effet, les discours sociaux et institutionnels laissent à penser que l’EMI est une nouveauté absolue, et qu’il s’agit d’un nouvel objet d’enseignement-apprentissage comme d’un nouveau défi pour les enseignants. Voilà qui est tout à fait symptomatique de notre système éducatif qui a l’art d’être à la fois le tombeau de dispositifs à peine expérimentés et déjà enterrés au lieu d’évalués pour une remédiation éventuelle, et le berceau de dispositifs aux allures magiques qui viennent prétendument panser une plaie ou combler un manque.

Sauf qu’en ce qui concerne l’éducation aux médias et à l’information, de "manque" il n’y a pas. Affirmons « l’archéologie des savoirs » (Foucault, 2008) info-documentaires et médiatiques que les professeurs documentalistes prennent en charge depuis des années déjà, et circonscrivent avec une dimension épistémologique affirmée en interaction avec des travaux de chercheurs et d’associations professionnelles.
Bref, se saisir de l’EMI, oui, tout en restant bien droit dans ses bottes info-doc, si vous permettez l’expression !

En outre, s’il y a une réflexion sur la professionnalisation des enseignants via l’intégration dans les cursus de formation initiale de problématiques liées à l’EMI et au numérique, réflexion dont nous a fait part Jacques Kerneis, pour autant il ne s’agit pas de faire de tous les enseignants des experts de l’EMI. On ne le pourrait de toute façon pas ! Rappelons l’ancrage de l’EMI dans les Sciences de l’Information et de la Communication, discipline universitaire de rattachement du CAPES de Documentation, et dont les référents théoriques constituent la « culture informationnelle » des professeurs documentalistes (Couzinet, 2008). Insister sur l’expertise des professeurs documentalistes en matière d’information-documentation, et d’EMI, n’exclut pas la logique d’une EMI distribuée. Des faisceaux d’acteurs sont aux prises avec l’EMI ; démonstration en a été faite par Angèle Stalder, Alexandre Serres et Élisabeth Schneider, à travers un important travail de traitement de données et de visualisation cartographique de ces dernières : une diversité d’acteurs se soucie de l’EMI, notamment des acteurs institutionnels, en lien avec une volonté politique affirmée, en présence d’acteurs-relais, et d’une blogosphère agissante.

Bien sûr, on ne peut pas occulter les inquiétudes – légitimes – exprimées par la profession entre le décalage entre l’affirmation par le Référentiel de compétences professionnelles de 2013 d’une statut d’« enseignants et maîtres d’œuvre de l’acquisition par tous les élèves d’une culture de l’information et des médias » (BO du 25 juillet 2013), et les textes, discours institutionnels et nouveaux programmes qui accordent une place limitée à l’EMI et insistent tant sur le fait que l’EMI est l’affaire de l’ensemble des équipes pédagogiques que les professeurs documentalistes ont le sentiment d’être floués.

Pourtant, sur le terrain, les professeurs de disciplines que j’ai pu rencontrer rejoignent les préoccupations des professeurs documentalistes, conscients aussi que ces derniers détiennent un savoir didactique et un savoir-faire pédagogique qui est bien spécifique. Une professeure de Sciences Économiques et Sociales, par exemple, m’a expliqué : « Ma discipline me permet d’avoir des connaissances sur la presse, l’économie de l’information, par exemple, mais quand je travaille avec [Pr-Doc] je vois bien qu’il apporte autre chose que mes petites données [rires]. Enfin, disons qu’on est clairement complémentaires, et je serais incapable de faire ce qu’il fait, j’apprends toujours plein de trucs quand on fait cours ensemble, j’écoute autant ses explications que les élèves ! ». Si l’exposé de Fabienne Lancella conjointement préparé avec Thérèse Martin a mis en lumière l’évolution de la perception des postures des professeurs documentalistes par les chefs d’établissement, l’atelier de Sophie Bocquet a également fait clairement la démonstration de cette place occupée par le professeur documentaliste dans son établissement, une place didactique et pédagogique indiscutable et indiscutée au fil du temps par la communauté éducative.

Pour autant, que l’on se comprenne bien : revendiquer la reconnaissance d’une expertise du professeur documentaliste dans l’EMI ne signifie en aucun cas la revendication d’une "chasse gardée", mauvais procès fait à plusieurs d’entre nous lorsque nous affirmons cette posture d’engagement. La prise en charge des problématiques informationnelles et communicationnelles est nécessairement collective ; néanmoins s’installe plus que jamais la nécessité d’un professionnel capable de faire du lien, et détenant une connaissance profonde des logiques historiques, techniques, sociales, économiques, culturelles, qui sous-tendent la fabrication de l’information et sa diffusion à plusieurs échelles. Il s’agit bien de penser une éducation à l’information et aux médias, qui comprend donc le numérique comme objet d’enseignement-apprentissage info-communicationnel, ambitieuse pour tous les élèves car articulée notamment à une expertise identifiée. Donner du sens à cette éducation, c’est dans le cadre académique permettre qu’elle irrigue les disciplines dites scolaires, au sein de situations pensant l’articulation entre les approches disciplinaires et info-communicationnelles du document.

En ce sens, sans contexte, l’EMI est un cadre à investir, et l’on ne peut évidemment reprocher aux acteurs de composer avec la réalité du terrain, en adhérant à cette appellation, et en cherchant à affirmer leur rôle pédagogique et les contenus de formation qu’ils prennent en charge, dotés de l’expertise dont ils sont détenteurs. C’est une évidence, le vocable « EMI » a d’emblée fait écho auprès des chefs d’établissement comme des enseignants de disciplines. D’ailleurs, les professeurs documentalistes, exerçant en collège comme en lycée, interrogés à ce sujet évoquent une appellation « qui fait tilt ». Une professeure documentaliste de collège confirme : « Quand je parle IRD, quand je parle info-doc, ça ne fait tilt pour personne ». Il me semble important de tenir compte de ce constat de terrain : les professeurs documentalistes ne peuvent faire fi de cette considération, à partir du moment où cette plus grande ouverture à cette terminologie est une porte ouverte vers des possibles didactiques et pédagogiques en Information-Documentation, et plus largement vers le développement d’une culture de l’information plurielle et complexe.

Attention toutefois, évidemment : prenons garde à ne pas perdre en chemin, dans ce souci permanent de reconnaissance par l’institution et par les équipes pédagogiques, nos fondements épistémologiques. Un professeur documentaliste en lycée polyvalent ne s’y trompe pas : « Je dis « EMI », oui, pour autant, moi je sais que je fais de l’info-doc, simplement quand je dis « info-doc », on me regarde avec des yeux ronds, et c’est pas faute d’avoir tout essayé pour expliquer, hein. Alors si je dis « EMI » et que ce que je fais ça passe mieux dans la tête des collègues et de mon chef d’établissement, je dirai EMI. Mais je ferai de l’info-doc et des médias, comme j’ai toujours fait ! » (Cordier, 2015a).

Finalement, quand on regarde les thématiques du congrès FADBEN depuis 1989, on voit une évolution en trois temps : focale sur l’identité professionnelle, puis interrogation sur l’environnement informationnel en mutation, puis questionnement sur les contenus d’enseignement. Ce congrès est à mon sens à la bascule vers une nouvelle exploration, qui est le prolongement des précédentes : l’enseignement-apprentissage. Attention, il ne s’agit pas de dire que les travaux sur l’épistémologie sont achevés. Au contraire : l’épistémologie est en construction, toujours, puisque sans cesse réactualisée, ré-agencée en fonction d’un système conceptuel dynamique. La culture de l’information ou les cultures de l’information sont loin d’être des concepts désuets ; si les concepts circulent, pour autant l’épistémologie nous permet d’adopter toujours une forme de prudence indispensable à la mise à distance, à laquelle Gaston Bachelard d’ailleurs a toujours invité (Bachelard, 1989). Toujours en chantier, donc, le travail en épistémologie et en didactique. Toutefois ce travail déjà mené est d’une rigueur et d’une force telles qu’il nous est permis encore plus d’oser, d’oser poser les questions cruciales des cadres d’enseignement-apprentissage en information-documentation.

III.III. Pour une réflexion approfondie sur les cadres d’enseignement-apprentissage

Car oui, posons et assumons des cadres !

Du travail sur les contenus au travail sur les situations, il y a une profonde interaction à concevoir, et un approfondissement à mener. La didactique permet cette articulation, et ne peut d’ailleurs se faire véritablement sans cette articulation.
Pascal Duplessis, qui mène depuis plusieurs années déjà une réflexion importante sur ce qu’il a qualifié comme « nouveau mandat pédagogique » des professeurs documentalistes (Duplessis, 2009) a montré la grande diversité des démarches pédagogiques convocables – et convoquées – lors des séances de formation en information-documentation. Le travail d’analyse mené via ID-Base, outre la valorisation du travail de terrain des professeurs documentalistes qu’il assure, constitue un socle important de réflexion pour agir et centrer son action pédagogique autour des notions à enseigner, constituant une ressource extrêmement riche à la disposition de tous.

A la disposition de tous pour poser avec force la question de la durabilité des apprentissages encouragés, et penser précisément les situations d’enseignement-apprentissage qui favorisent le transfert de compétences, loin d’une entrée-outils qui confinerait l’activité informationnelle à une procédure technique, aussi "spectaculaire" soit-elle, et plus encore qui favorisent l’appropriation de connaissances en acte. Car, comme le dit Pierre Pastré : « Apprendre à faire, c’est apprendre par et dans l’activité. C’est probablement la forme première et la plus fondamentale d’apprentissage chez les humains. Elle nous rappelle qu’il est impossible de dissocier complètement l’activité et l’apprentissage » (Pastré, 2006).

Il s’agit bien d’affirmer une approche réflexive de l’information, permettant aux élèves de prendre conscience de leurs propres processus cognitifs, et leur donner les clés de compréhension, à travers une approche culturelle et sociale de l’information, des stratégies qui sous-tendent le traitement, la production et la diffusion d’une information.

Les pratiques pédagogiques déployées dans ce cadre doivent permettre la prise en considération des pratiques sociales, non formelles, des élèves, afin de les accompagner et de les faire évoluer : ces pratiques sont porteuses de nombreuses pistes pour les enseignants, dont elles viennent certes questionner les gestes, postures et manières de faire, mais surtout les enrichir (Cordier, 2015c). En cela, le travail sur la relation à l’acte d’enseignement-apprentissage, et centré sur l’accueil de l’incertitude dans cette relation, tel que développé conjointement avec Marion Carbillet, Hélène Mulot, et Marie Nallathamby, et présenté lors de ce congrès, me semble vraiment important. Enseigner l’Information-Documentation, c’est aussi travailler sur la posture pédagogique, les gestes professionnels, et les méthodes actives favorisant la co-construction des savoirs, et garantissant une plus grande créativité de part et d’autre, créativité étant entendue comme une émancipation de ses cadres de pensée et d’action existants.

Bien sûr, cela suppose de revoir les positionnements de chacun dans la logique d’enseignement-apprentissage. L’incertitude est non seulement inhérente au processus d’enseignement – comme l’a démontré Philippe Perrenoud dans ses travaux (Perrenoud, 1999) – mais elle est encore plus à l’activité informationnelle sur internet (Cordier, 2012). Nous avons pu observer avec Anne Lehmans, à travers des investigations menées en lycée sur des terrains différenciés, le glissement d’une expertise traditionnellement centralisée à une expertise distribuée (Cordier, Lehmans, 2015). En aucun cas, ce repositionnement et cette modification de la posture de "l’expert" ne remettent en question la pertinence d’un enseignement – et encore moins d’enseignants ! Ces repositionnements sont l’occasion de penser un travail collaboratif qui implique engagement mutuel et effort cognitif, ce qui est particulièrement exigeant et ambitieux car faisant appel à une maturité et une autonomie fortes dans les apprentissages (Dillenbourg, 1999).

Il s’agit donc de réfléchir ensemble à ce qui rend ce repositionnement de chacun dans la logique d’enseignement-apprentissage possible et pertinent, non pas articulé autour de projets à dimension purement "productive", si je puis dire, où il s’agit de créer un outil avec de l’outil, mais bien autour de notions co-construites, co-interrogées, et co-appropriées. Dans tous les cas, il s’agit de faire de cette incertitude une ligne-force de l’enseignement de l’information-documentation en général, tout en considérant les situations incertaines non comme fragilisantes – ce qu’elles sont bien sûr en partie – mais comportant une « dimension productive et créative » (Chello, 2013 : 87). Le chercheur italien en Sciences de l’Éducation Fabrizio Chello affirme en effet que l’incertain oblige les acteurs à reconnaître au final leur capacité d’agir et en lien leur capacité à construire des nouvelles significations à attribuer à la réalité externe (Chello, 2013).

Enfin, dans cette préoccupation que nous avons en Information-Documentation à penser les situations d’enseignement-apprentissage alliant activité de l’apprenant, co-construction de savoirs, et prise en compte de la dimension sociale des pratiques comme des apprentissages, je crois qu’un travail reste à mener sur les temporalités. Les recherches sur les pratiques des acteurs en matière d’information et de communication mettent en avant une biographie informationnelle des adolescents, et permettent de repérer des moments cruciaux, des temps forts dans leur manière d’habiter – au sens de fréquenter mais aussi de pratiquer – le milieu informationnel, de se saisir des objets et outils à disposition. Des temporalités à penser donc, à la fois en rapport avec la logique sociale, mais aussi avec la logique cognitive d’apprentissage (travail en projet, souci du réinvestissement et de la transférabilité, notamment).

Conclusion

Il est temps de conclure. J’espère ne pas avoir fait trop preuve de « normandisme » – néologisme personnel ! – avec ce propos découpé au départ sur le mode « oui mais non ». Il n’empêche, pour conclure, je souhaiterais faire part d’une certitude. Absolue. Il est venu, le temps de la convergence entre les besoins de formation exprimés par et observés chez les adolescents, l’affirmation d’une profession aux réflexions didactiques et pédagogiques constamment enrichies et adaptées de surcroît à la demande sociale, et la réponse institutionnelle.

A l’institution de (se)/(nous) donner vraiment les moyens de mettre en place une « éducation aux médias et à l’information » qui dépasse les "projets outillés vitrine", et aborde en profondeur, sous l’expertise du professeur documentaliste, les concepts et les problématiques liés à l’Information-Documentation-Communication. Aux professeurs documentalistes d’exercer une vigilance à la fois épistémologique et identitaire, fidèle à un militantisme historique, et d’éviter les pièges du technologisme ambiant pour ne pas appauvrir le domaine d’enseignement dont ils ont la charge, et ne pas devenir une profession sans mémoire (Cordier, 2015a : 18).

Et puisque déjà, nous avons hâte de nous retrouver dans trois ans, et qu’il faut déjà penser à une nouvelle thématique pour le prochain congrès, je vous donne rendez-vous dans trois ans, donc, pour un nouveau congrès, dont je souhaite de tout cœur qu’il s’intitule : « Enseigner l’information-documentation : bilan et prospectives ». Sans point d’exclamation, ni point d’interrogation. Juste un point, comme la certitude de voir toute la richesse et les potentiels pédagogiques et didactiques de l’Information-Documentation, et toute l’énergie en sa faveur d’une profession mobilisée, reconnues à leur juste valeur, et parce que, tout simplement, nos élèves le valent bien.

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Le professeur documentaliste face au défi des convergences, ou Parce que nos élèves le valent bien de FADBEN
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