Apprentissage et médiation enseignante en sciences et en information-documentation
Denise Orange Ravachol
Denise Orange Ravachol, maître de conférence en Sciences de l’éducation spécialiste de la didactique des sciences, travaille avec des professeurs documentalistes sur la conception de situations-problèmes en information-documentation.
De l’école au lycée, le renouvellement des programmes d’enseignement donne une place accrue aux tâches disciplinaires complexes, aux problématiques interdisciplinaires et aux travaux en autonomie. Un tel contexte oblige à repenser les conditions de possibilité des apprentissages de l’élève quand le système didactique « Élève, Professeur, Savoir » est modifié dans la constitution et l’articulation critique de ses pôles : la classe n’est plus le seul espace de construction de savoirs ; les problèmes travaillés ne renvoient pas de manière automatique à des savoirs stabilisés ; les ressources auxquelles les élèves peuvent avoir accès sont devenues foisonnantes (Internet, etc.). A quelles conditions les enseignants peuvent-ils tenir à la fois le caractère divergent des situations problèmes confiées aux élèves et leur nécessaire convergence vers un savoir partagé ? Quelles formes de pratiques peuvent-ils développer ? Notre communication s’empare de cette question sous l’angle d’apprentissages conjoints en sciences et en information-documentation.
Investigation et apprentissages scientifiques
Les textes institutionnels relatifs à l’enseignement des sciences et des mathématiques promeuvent désormais l’engagement des élèves dans des démarches d’investigation qui contribuent à l’appropriation et à la consolidation d’un certain nombre de compétences et les forment à entrer dans des tâches ou des situations complexes. A l’école et au collège, elles se déclinent en un ensemble de moments, au lycée en une succession d’étapes (cf tableau 1). Il s’agit d’impliquer intellectuellement les élèves et de leur laisser une certaine marge de manœuvre dans le travail des problèmes. L’idée est que ces problèmes leur parlent, qu’ils puissent développer et confronter leurs conceptions, qu’ils proposent des hypothèses, qu’ils les discutent et les mettent à l’épreuve de l’empirie. Dans les disciplines scientifiques, le recours à l’investigation n’est certes pas nouveau, qu’il s’exerce au niveau des idées ou sur le réel :
Dans les années 70 et 80, des recherches INRP en didactique des sciences développent le modèle pédagogique par investigation-structuration. Elles pensent ainsi les activités didactiques pour « aider les élèves à s’approprier du savoir et pas seulement à le recevoir » (Astolfi & Develay, 1989, p. 104). Pour cela, l’apprentissage doit être significatif pour l’élève et il doit s’appuyer sur ses conceptions. Ce faisant la fissuration des conceptions erronées, par la confrontation au réel et lors de débat entre pairs, devient une condition d’accès à des savoirs scientifiques.
Plus récemment (deuxième moitié des années 90), le lancement de l’opération La Main à la Pâte stimule l’enseignement des sciences au travers d’une démarche pédagogique soutenue par dix principes, dont un précise qu’« au cours de leurs investigations, les enfants argumentent et raisonnent, mettent en commun et discutent leurs idées et leurs résultats, construisent leurs connaissances, une activité purement manuelle ne suffisant pas". [1]
Avec l’investigation, les démarches donnent une certaine marge d’action à l’élève, tant dans les pratiques expérimentales que dans les pratiques langagières, se démarquant ainsi de la simple transmission des connaissances. Ce modèle renouvelle nécessairement les modes d’interventions.
des professeurs de sciences, au risque de provoquer de l’inquiétude. Car même si le problème scientifique est relativement bien identifié, même si l’objectif de savoir forme un horizon incontestable, la construction de ce savoir semble parée d’incertitudes et ouvrir sur la perte du contrôle des élèves. La question de l’ouverture des démarches à l’investigation des élèves devient problématique : à quel moment l’investigation prend-elle place ? Pour quels enjeux d’apprentissages ? Avec quelles possibilités de régulations et de contrôles enseignants ? Cette question ne concerne pas seulement le professeur de sciences. Elle peut être celle du professeur documentaliste qui collabore avec lui, parce que le travail de certains problèmes oblige à des repérages et à des investigations documentaires (problèmes biologiques et géologiques pour lesquels l’expérimentation en classe est impossible, problèmes complexes en lien avec l’Éducation au Développement Durable). Comment et à quelles conditions ces équipes d’enseignants peuvent-elle accompagner les élèves, sans éteindre leur implication intellectuelle et tout en faisant de leurs productions plurielles des matériaux d’apprentissage ?
Tableau 1. Canevas d’une démarche d’investigation (école, collège, lycée)
École (moments) | Collège (moments) | Lycée (étapes) |
---|---|---|
Le choix d’une situation de départ | L’acquisition et la structuration de connaissances | Une situation motivante suscitant la curiosité |
La formulation du questionnement des élèves | L’appropriation du problème par les élèves | La formulation d’une problématique précise |
L’élaboration des hypothèses et la conception de l’investigation à réaliser pour les valider/invalider | La formulation de conjectures, d’hypothèses explicatives, de protocoles possibles | L’énoncé d’hypothèses explicatives, La conception d’une stratégie pour éprouver ces hypothèses |
L’investigation conduite par les élèves | L’investigation ou la résolution du problème conduite par les élèves | La mise en œuvre du projet ainsi élaboré |
L’échange argumenté autour des propositions élaborées | La confrontation des résultats obtenus et des hypothèses | |
L’acquisition et la structuration de connaissances | L’acquisition et la structuration de connaissances | L’élaboration d’un savoir mémorisable |
La mobilisation des connaissances | L’identification éventuelle de conséquences pratiques de ce savoir |
Caractérisation des savoirs scientifiques
Puisque les démarches d’investigation servent la construction de savoirs scientifiques, il nous faut dire l’approche que nous avons des savoirs et des démarches scientifiques, et questionner en conséquence les textes par lesquels ils se concrétisent.
Des savoirs explicatifs et apodictiques
En référence à Popper (1985) et à Jacob (1981), nous concevons que les savoirs scientifiques ont une signification parce qu’ils cherchent à expliquer le monde ou certains de ses aspects. Ils ne se limitent aucunement à de la description.
Dans le cadre rationaliste où nous nous situons (Bachelard, 1938), nous admettons que les savoirs scientifiques existent en rupture avec la pensée commune et que leur construction relève d’une problématisation (Fabre & Orange, 1997).
La scientificité des savoirs peut ainsi être directement reliée à leur portée explicative et raisonnée. Il ne s’agit pas seulement de s’approprier la solution du problème (« savoir que »), il faut aussi maîtriser ce qui fait qu’on en arrive à cette solution et pas à une autre, autrement dit « savoir pourquoi il ne peut pas en être autrement » (Reboul, 1992). Prenons un problème de nutrition humaine : comment les aliments que l’on mange peuvent-ils permettre à tous les muscles du corps de se procurer de l’énergie ? Le savoir ne réside pas seulement dans le fait de savoir que les aliments sont transformés en nutriments, absorbés dans le sang au niveau de l’intestin puis distribués dans tout le corps. Il doit porter aussi la construction de la nécessité de cette transformation, de ce tri et de cette distribution. Il doit donc aussi contenir les raisons qui font qu’on en arrive à ces solutions et pas à d’autres. Une telle épaisseur des savoirs permet de les qualifier d’apodictiques (par opposition à des savoirs assertoriques limités aux solutions des problèmes).
Des savoirs lourds de pratiques
La construction d’un savoir apodictique en classe de science renvoie à des aspects épistémologique, psychologique et didactique. En effet, l’enseignant doit se représenter les caractéristiques du savoir à faire construire, les obstacles épistémologiques (Bachelard, 1938) freinant son élaboration, les dispositifs (y compris ses interventions) permettant de les dépasser. Dans un tel contexte, les démarches d’investigation s’apparentent à des situations problèmes, avec ce qu’elles contiennent d’énigmatique pour les élèves et de pièges préparés pour qu’ils apprennent. Dans leur tentative de les caractériser et de les typifier, des travaux devenus classiques fournissent aux enseignants des repères pour leur conduite. Nous reprenons ceux de Michel Fabre pour poursuivre notre réflexion sur l’accompagnement des élèves par des enseignants de sciences et d’information-documentation.
Michel Fabre rappelle que la situation problème s’oppose à la pédagogie de la réponse et aux pédagogies du problème (Meirieu, 1989) : d’un côté ce serait livrer trop vite aux élèves des explications abouties et trop correctement agencées, de l’autre ce serait proposer aux élèves un problème et une tâche susceptibles de les enrôler sans avoir la garantie qu’ils apprennent bien ce que l’on veut qu’ils apprennent (Fabre, 1999). A nous placer dans le cadre de la problématisation (tableau 2), nous ne pouvons pas envisager de nous départir de l’apodicticité du savoir visé ou perdre carrément de vue ce savoir. Au contraire, il nous faut mettre les élèves dans des conditions leur permettant de véritablement travailler le problème et de passer d’une opinion à un savoir raisonné. L’enseignant a donc intérêt à se construire une représentation du « terrain de jeu » du problème et à anticiper l’espace des contraintes qu’il veut faire construire aux élèves (contraintes empiriques et nécessités fonctionnelles auxquelles sont assujetties les solutions).
Tableau 2. Plusieurs représentations de la situation problème (d’après Fabre, 1999)
- | Pédagogie de la réponse | Pédagogie du problème | Pédagogie de la résolution de problème | Pédagogie de la problématisation |
Conception du savoir | Propositionnel | Fonctionnel | Opérationnel | Opérationnel |
Conception de l’apprentissage | Combler des manques | Réussir | Changer de représentation | Passer d’une opinion à un savoir |
Processus d’apprentissage | Compréhension, intuition | Tâtonnements, essais, erreurs | Travail sur les représentations | Travail sur les représentations |
Conception de l’enseignement | Transmettre | Gérer des projets | Gérer l’apprentissage | Gérer l’apprentissage |
Divergence – convergence des moments d’investigation
Dans l’espace de cette communication, il nous est difficile de développer les ressemblances et les spécificités des modes d’intervention des enseignants de sciences et d’information-documentation dans l’accompagnement d’élèves engagés dans des situations problèmes. Mais nous pouvons pointer quelques vigilances communes pour entretenir le côté profondément constructeur des temps d’investigation, avec ce qu’ils conjuguent de moments d’activités divergentes et convergentes.
Les moments d’activités divergentes sont des moments où les élèves sont susceptibles de produire des réponses différentes (situation où l’enseignant demande aux élèves de développer leurs conceptions, ou d’élaborer un protocole expérimental, ou de se doter d’un corpus documentaire pour une mise à l’épreuve d’hypothèses, etc.). Ils mettent à l’œuvre une logique de l’imagination et d’exploration des possibles. Ils sont propices à des échanges et à des débats dans le groupe, la classe, la communauté élargie (analyse, comparaison et critique des différentes propositions) qui restreignent les possibles et, dans le déroulement d’une séquence d’enseignement, ils doivent nécessairement être suivis, à un moment ou à un autre, de situations faisant converger vers un texte commun de savoir. Remarquons qu’il ne s’agit pas de n’importe quelle convergence. Elle n’a rien à voir en effet avec un cas limite d’activité convergente, celui où la majorité des élèves produit l’attendu ou quelque chose de proche, parce que la situation ou le guidage enseignant a été en permanence très fort. C’est notamment le cas des fiches d’activités. Les élèves sont canalisés et il ne reste plus qu’à faire une vérification de ce qu’à peu près tous obtiennent. On est sur une logique du vrai et du faux.
Sans sous-estimer la difficulté de penser les activités divergentes et convergentes et le passage des premières aux secondes, il nous semble que le fonctionnement du couple qu’elles forment donne à voir le dynamisme des apprentissages au sein d’une situation problème visant la construction de savoirs apodictiques. Dans une telle configuration, les enseignants de sciences et d’information-documentation, peuvent jouer pleinement des rôles de tuteurs et de médiateurs, « d’une part, entre le « monde » des connaissances et des pratiques scientifiques et, d’autre part, les élèves » (Dumas-Carré & Weil-Barais, 1998), avec le souci de permettre des changements cognitifs (appropriation de certains types de problèmes et de raisonnements, mise en fonctionnement de modèles explicatifs, ouverture vers des systèmes de représentations symboliques) et à la condition de ne pas stéréotyper ce couple et ce qu’il produit (problèmes partagés par la classe, solutions aux problèmes, etc.). La figure 1 pourrait représenter l’ensemble d’une situation problème sous cet angle. Il serait intéressant d’analyser des cas de collaboration entre professeur documentaliste et enseignant de sciences selon ce schéma en y repérant leurs interventions respectives.
Figure 1. Situation problème et le couple « activité divergente et activité convergente »
Maître de conférence HDR en sciences de l’éducation (didactique des SVT)
IUFM des Pays de la Loire - Université de Nantes
Bibliographie
Astolfi J.-P., Develay M. La didactique des sciences. PUF, 1989
Bachelard G. La formation de l’esprit scientifique. Vrin, 1938
Dumas-Carré A., Weil-Barais A. Médiation et tutelle dans l’éducation scientifique. Peter Lang,1998
Fabre M. Situations-problèmes et savoir scolaire. PUF, 1999
Fabre M., Orange C. « Construction des problèmes et franchissements d’obstacles. » ASTER, 24, 37-57, 1997. Disp. sur : http://www.inrp.fr/edition-electronique/archives/aster/web/fascicule.php?num_fas=442 , consulté le 10 novembre 2011
Jacob F. Le jeu des possibles. Fayard, 1981
Meirieu P. Apprendre, oui, mais comment ? ESF, 1989
Popper K. Conjectures et réfutations. Payot, 1985 (édition originale, 1963)
Reboul O. Les valeurs de l’éducation. PUF, 1992
Denise Orange Ravachol
Maître de conférence HDR en sciences de l’éducation (didactique des SVT)
IUFM des Pays de la Loire - Université de Nantes
Notes
[1] Site de la Main à la Pâte, http://www.lamap.fr/ , 2007