2015
oct.
9

Quelles traces de développement professionnel dans le domaine de l’éducation aux médias et à l’information à l’issue de la formation initiale des professeurs-documentalistes ?

Table ronde. Jacques Kerneis

Cette intervention fait partie de la table ronde III.1. intitulée "Enseigner-apprendre l’information-documentation : regard sur la formation professionnelle". Elle s’articule avec celle de Muriel FRISH.

Table ronde animée par Yolande Maury

Introduction

L’identité des professeurs documentalistes a souvent été décrite comme fragile (Decrop, 1997 ; Hedjerassi et Bazin, 2014). Certaines contributions sur les listes de diffusion professionnelles révèlent parfois de l’auto-dévalorisation, ces enseignants se qualifiant, sur le mode ironique de « professeurs de rien ». Si l’on en croit les nombreuses enquêtes menées récemment sur l’ensemble des enseignants (Baromètre UNSA, 2014, Talis [1] 2014) on constate que ce désenchantement est généralisé et toujours ambigu. Les enseignants sont très majoritairement contents de faire ce métier mais soulignent tous le manque de reconnaissance. Cela est vrai dans de très nombreux pays, mais est plus prégnant en France. L’enquête Talis révélait même que seulement 5 % des enseignants français interrogés considèrent que leur profession est « valorisée dans la société ».

Les tendances du baromètre EducPros 2014 qui concerne l’enseignement supérieur et la recherche en France sont assez similaires. La communauté universitaire oscille entre fierté et inquiétude. Cette dernière pourrait d’ailleurs bien être en partie due au développement du numérique. Des besoins en formation continue dans le domaine sont identifiés par les enseignants eux-mêmes et 38 % d’entre eux déclarent utiliser les outils numériques régulièrement d’après Talis (2014). Il apparaît d’ailleurs que le système éducatif français offre, comparativement aux autres pays de l’OCDE, peu de formation professionnelle. De plus le métier y est pratiqué de manière plus solitaire.

Ces enquêtes sont émaillées de nombreux témoignages. Quand ils concernent des enseignants français, ils proviennent rarement de professeurs documentalistes. Les témoignages évoquent parfois le métier de professeur documentaliste de manière surprenante. L’exemple suivant, extrait d’une recherche sur les « enseignants décrocheurs » (Férréol, 2015), est intéressant : « Avec l’agrégation, je me suis retrouvée un peu coincée. Si je voulais devenir documentaliste, pour être tranquille, je ne le pouvais plus parce que j’étais montée trop haut. Je ne me projetais pas du tout comme chef d’établissement et encore moins comme inspectrice ». Il met bien sûr en évidence l’absence d’agrégation en documentation mais il permet surtout de souligner que l’identité professionnelle se lit et se construit aussi dans le regard des autres acteurs.

Les écarts entre les résultats obtenus dans les différentes enquêtes sont une constante que l’on retrouve à tous les niveaux et dans tous les pays. Ils mettent en lumière la diversité des situations des enseignants. On peut s’interroger sur l’impact que peut avoir le développement des réseaux numériques professionnels sur la construction de l’identité professionnelle des professeurs documentalistes. Nous faisons l’hypothèse qu’ils agissent comme un pharmakon.

D’un côté, ils ont un aspect positif, dans la mesure où ils participent activement à la construction de la professionnalité (Thiault et al., 2003, Kerneis et Thiault, 2015). Dans son approche méthodologique de l’identité numérique, F. Georges (2014, p. 203) fait un lien intéressant entre la confusion énonciative qui règne dans la communication numérique et la construction identitaire. « Dans les profils des usagers, s’agrègent les traces produites par soi aux traces produites par les autres, poursuivant la documentarisation identitaire des individus en un flux d’énonciation multiple et indéterminée ». Elle conclut son texte sur une fausse interrogation qui nous éclaire : « cette confusion des sources d’énonciation n’est-elle pas une métaphore de la construction identitaire elle-même qui procède autant par expression de soi que par incorporation du regard de l’autre ? » (Ibid.).

De l’autre côté, l’environnement numérique amène chacun à relever un défi lié à ce que Boyd [2] (2009) qualifie d’homophilie. En effet, les réseaux sociaux peuvent « favoriser l’entre-soi » et empêcher de comprendre le point de vue des autres acteurs du système éducatif. De la même façon, cette segmentation des publics n’est pas non plus favorable, a priori, à des fécondations réciproques entre le monde de la recherche et celui de l’activité professionnelle. Pourtant, il est essentiel que des travaux de recherche soient menés sur les pratiques de formation des enseignants et qu’ils aient une réelle utilité sociale.

Dans cet article, nous essayerons de cerner ce qui pourrait constituer une identité professionnelle plus sereine dans les prochaines années. Nous le faisons à partir des pistes de professionnalisation mises au travail au cours de la formation initiale des professeurs documentalistes.

1. Le cadre institutionnel

Dans cette partie, nous présenterons tout d’abord la question du contexte général dans lequel se situent ces formations initiales. Ensuite, nous focaliserons notre attention sur le cursus spécifique des professeurs documentalistes puis, pour finir, sur une UE (unité d’enseignement) particulière centrée sur l’éducation aux médias et la sémiologie de l’image.

Le contexte est celui de la troisième année d’existence des ESPE. Autant dire que l’institution est encore en cours d’installation et que l’adaptation aux différents publics se met en place progressivement. L’an dernier, nous avons accueilli en Master 2 la première promotion de lauréats du concours qui avaient le statut de fonctionnaires stagiaires. Plusieurs autres profils sont maintenant identifiés et bénéficient de parcours adaptés (non lauréats qui ont choisi de ne pas redoubler, non lauréats titulaires d’un master MEEF : métiers de l’enseignement et de l’éducation et de la formation, ou même d’un autre master…). La première année (Master 1) donne lieu à un stage d’observation et à un stage dit de « pratique accompagnées » qui permettent de prendre un premier contact avec le métier. Cependant, le concours de recrutement qui commence en avril est la préoccupation essentielle des étudiants au cours de cette année. Les épreuves sont maintenant plus professionnalisées et l’étudiant doit entrer très rapidement dans un « imaginaire » du métier, au sens de Castoriadis (Castoriadis et Tomès, 2008). Durant l’année de Master 2, du moins dans leur parcours le plus classique, les stagiaires travaillent à mi-temps dans un établissement scolaire tout en suivant des cours à l’ESPE. Cette formation en alternance peut s’avérer propice à la construction d’une professionnalité. En effet, ces stagiaires bénéficient d’un accompagnement mixte (un « tuteur terrain », le plus souvent travaillant dans le même établissement ou à proximité, et un tuteur universitaire).

Quand on s’intéresse au cursus des professeurs documentalistes, il faut souligner l’existence de travaux menés par Maury (2014) au moment de la création des ESPE (2013). Elle a mis tout d’abord en évidence le renforcement des dimensions théoriques et épistémologiques des textes officiels qui concernent le concours de professeur documentaliste mais aussi leur focalisation sur la partie « opérationnelle » des sciences de l’information et de la communication. Ensuite, et cela nous intéresse plus précisément ici, elle souligne la diversité des maquettes de formation qu’elle a étudiées (issues de quatre académies différentes). Dans sa conclusion, elle souligne le fait que cette hétérogénéité concernant la préparation à un même concours et à un même métier n’est pas de nature à faciliter la construction d’une identité professionnelle solide et unifiée.

Il est vrai que cette pluralité de focalisations, couplée à la multiplicité des licences d’origine des étudiants (histoire de l’art, sciences de la nature, lettres, métiers du livre et des bibliothèques…..) peut s’avérer être un obstacle plus qu’une richesse.

Cette étude a été réalisée au moment de l’installation de nouvelles maquettes de formation et peut être actualisée trois ans plus tard du fait de l’existence, depuis juillet 2013, d’un référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation. Celui-ci a été adopté en lien direct avec la loi de refondation de l’école de la République. Il comporte trois sections. La première comprend 14 compétences communes à tous les personnels d’éducation (de C1 à C 14). La seconde est commune à tous les professeurs (P1 à P5) et une troisième section est spécifiquement dévolue aux professeurs documentalistes. Nous les rappelons ici :

  • D1. Maîtriser les connaissances et les compétences propres à l’éducation aux médias et à l’information
  • D2. Mettre en œuvre la politique documentaire de l’établissement qu’il contribue à définir
  • D3. Assurer la responsabilité du centre de ressources
  • D4. Contribuer à l’ouverture de l’établissement scolaire sur l’environnement éducatif, culturel et professionnel, local et régional, national, européen et international

Une dernière section concerne, de la même manière, les Conseillers principaux d’éducation.

Ce référentiel est potentiellement porteur d’unité, mais une autre transformation est aussi à prendre en compte. Les autorités rectorales jouent maintenant un rôle plus important dans la formation, ce qui est une bonne chose en termes d’insertion professionnelle. Mais cela a aussi des conséquences sur la formation car des choix sont faits au niveau académique pour privilégier telle ou telle compétence. La diversité des orientations s’en trouve encore accrue. Pour exemple, en Bretagne, le collège des IPR-IA a produit un document intitulé : « Du prescrit au réel, compétences professionnelles et descripteurs » dans lequel il met en exergue plusieurs domaines, dont l’un est placé au centre : « fondements éthiques et identité professionnelle ».

Les 3 autres concernent « l’enseignant concepteur de son enseignement et des apprentissages », « l’enseignant pilote dans sa classe » et « l’enseignant acteur de la communauté éducative ». L’objectif est d’éviter l’émiettement des compétences, qui sont rappelées à l’intérieur de chaque domaine et associées à des descripteurs. La maquette est générique à tous les masters MEEF et bénéficie, de ce fait, d’un ancrage didactique non négligeable. Par contre, comme le soulignait déjà Maury, en 2013, les horaires en Master 2 ont sensiblement diminué et les cours essaient de faire une place à la nécessaire préparation aux épreuves du concours, qui se situe maintenant en Master 1, tout en proposant des contenus académiques en lien avec le diplôme du master.

La compétence D1 qui concerne l’EMI n’est pas présente en tant que telle dans la maquette actuelle (elle avait été réalisée avant la publication de ce référentiel). Cependant, on la voit émerger à travers un travail actuellement réalisé par l’équipe pédagogique. Un tableau de bord est réalisé pour permettre à chacun d’avoir une vision plus globale des UE et des compétences qu’elles permettent de travailler. C’est une nécessité tant pour les étudiants que pour les formateurs de ce master co-habilité par l’ESPE et l’Université de Rennes 2. Ces derniers viennent en effet d’horizons différents (enseignants à temps partagé, professeurs certifiés de l’ESPE ou de Rennes 2, enseignants-chercheurs…) et peuvent éprouver des difficultés à saisir la cohérence de la maquette. Il faut aussi préciser que ce travail prend place dans une démarche dite « d’évaluation intégrée » qui a aussi pour but de limiter le nombre de travaux demandés aux stagiaires. En effet, leur charge de travail a unanimement été jugée excessive lors de la première promotion l’an dernier.

La maquette est constituée de 5 blocs (Disciplinaire, Didactique, Recherche, Contexte d’exercice du métier et Mise en situation professionnelle).

Les étudiants en documentation bénéficient depuis 2013 d’une UE « Cultures numériques » créditée de 21h au total et qui court sur les deux semestres du Master 1. Elle est mutualisée entre professeurs des écoles (PE) et professeurs des collèges et lycées (PLC). Les étudiants enquêtent par petits groupes sur un thème de leur choix en lien avec les pratiques sociales modifiées par le numérique. L’utilisation des outils numériques en classe ne constitue pas le centre de ce projet, qui vise surtout l’ouverture. En Master 2, une UE « Pédagogie et numérique » est proposée au premier semestre. Elle dispose d’un cahier des charges générique (conception, mise en œuvre et évaluation d’une séquence pédagogique) mais est adaptée à chaque filière. En documentation, le travail, réalisé en groupes mixtes (stagiaires et non lauréats) s’est centré l’an dernier [3] sur une problématique liée au numérique qui leur paraissait prégnante sur leur lieu de stage. Il était présenté dans un dispositif (au sens de Meunier et Peraya, 2010) de leur choix. Cette UE « Pédagogie et numérique » s’articule cette année avec une autre UE intitulée « Culture de l’information-documentation », qui traite en particulier du système d’information. En fait, le système d’information y est considéré comme un média, selon l’approche que proposait déjà Chevalier en 2009.

L’UE « Éducation aux médias » (24h) qui prend place au dernier semestre n’est proposée qu’aux professeurs documentalistes et se centre sur l’analyse et la production d’images fixes et animées. Elle est animée par un professeur certifié de l’ESPE et un maître de conférences en SIC (sociologie des médias). C’est sur les productions de l’an dernier que nous chercherons les traces d’enseignement qui relèvent de l’EMI et qui portent la marque d’une professionnalisation. Celle-ci se construit en formation mais aussi dans l’établissement et malgré tous les cadrages, les conditions réelles d’exercices et d’apprentissages dépendent beaucoup des contextes locaux.

Par ailleurs, le cursus commun à tous les étudiants en master MEEF contient plusieurs éléments qui relèvent de l’information-documentation (dispositifs de veille et de publication partagée…). Plusieurs cours portent sur les pratiques numériques des jeunes et un cours magistral d’une heure sur l’EMI est donné à tous. Certains stagiaires construisent leur mémoire professionnel de recherche sur cette nouvelle « éducation à ». On trouve par exemple dans un mémoire (Lanhers, 2015), présenté succinctement dans Kerneis et Lanhers (2015), une analogie audacieuse entre EMI, enfants du voyage et professeurs documentalistes, en termes d’intégration et de marginalité. D’autres stagiaires peuvent aussi s’aventurer sur des questionnements de ce type, même s’ils sont rares. Le travail d’une stagiaire en lettres en constitue un exemple. Il s’intitule : « Comment favoriser l’émergence de l’esprit critique des élèves à travers un projet sur la presse ? » (Andro, 2014). La mutualisation de certains cours est potentiellement intéressante mais peut aussi créer des frustrations chez les stagiaires en documentation qui sont parfois persuadés d’avoir, par simple effet de cursus, un niveau de maîtrise supérieur aux autres étudiants dans le domaine du numérique. L’exploration de ces différentes traces sera réalisée en appui sur un paradigme théorique et des outils méthodologiques que nous allons maintenant présenter.

2. Repères théoriques et méthodologiques

Il nous semble tout d’abord nécessaire de situer l’origine de notre questionnement concernant la professionnalisation. La veille a été appréhendée par Peirano comme un marqueur central de la professionnalité du professeur documentaliste en exercice et du processus d’entrée dans le métier (Thiault, Kerneis, Rouillard & Peirano). Nous avons alors jugé utile de distinguer, sans les opposer, la professionnalisation, qui relève d’une intention organisationnelle et le développement professionnel, qui est un processus de transformation du sujet, par le développement de compétences et par des négociations de nature identitaire. Ces deux dimensions s’appuient sur les travaux de Wittorski (2011).

Notre réflexion nous amène à la question de recherche suivante : quelles sont les traces de professionnalisation que l’on peut observer dans les productions (collectives et individuelles) des stagiaires et étudiants ?

La sémio-pragmatique a constitué un cadre théorique adéquat à ce questionnement. Nous avons adopté cette démarche qui recourt à l’enquête, au sens générique mis en avant par Dewey (1967). Celle-ci donne sa place à l’analyse des signes et des marques, présents dans les discours tout en laissant une grande place à la prise en compte du contexte et de la co-énonciation du récepteur. Nous avons plus particulièrement utilisé les espaces de communication proposés par Odin (2011) pour explorer ces traces. Cette théorie constitue principalement un outil pour questionner les productions prises dans des processus de communication.

L’hypothèse forte de cette théorie de la communication est de considérer, a priori, le contexte (l’espace) de l’émetteur séparé de celui du récepteur.

Pour le professeur en charge de ces stagiaires de Master 2 (lauréats et non lauréats), la difficulté consiste à prendre en compte, dans son discours, les expériences du terrain qu’ils portent en eux. Ils sont friands de discussions et d’échanges entre eux, de constructions collectives de séances plus que de contenus théoriques. Ceux-ci peuvent cependant venir ensuite, en éclairage de situations rencontrées.

Face aux travaux demandés dans le cadre de la formation, le stagiaire (ou le petit groupe) est en position d’émetteur (E) dans un contexte qui est celui de l’alternance (établissement plus ou moins accueillant, aide effective du « tuteur terrain »…). Il doit produire un texte (T) au sens large de ce terme à partir de ses perceptions et questionnements. Le formateur (qui est ici aussi le chercheur) est en position de récepteur (R). A partir de la vibration que constitue le support numérique présenté, il construit un autre texte (T’) en fonction de son propre contexte qui l’amène à rechercher des traces de l’élaboration d’une réflexion effective et si possible en rapport avec les contenus qu’il a proposés dans ses cours.

Cette théorie des espaces de communication nous est également très utile pour mettre en évidence le fait que la posture du chercheur qui analyse les traces produites par les étudiants est radicalement différente de celle qui unit les stagiaires et le formateur et qui relève de ce que l’on pourrait qualifier de transaction, de système d’attentes réciproques ou, pour le dire autrement, de contrat didactique qui peut fonctionner dans la mesure où l’axe de pertinence est bien choisi.

Pour le chercheur, l’illusion d’être face au même texte (T=T’) est moins tentante. Il doit se rappeler sans cesse qu’il n’était pas « invité » dans ce processus de communication particulier. Cette distance peut lui permettre de garder une position humble par rapport aux constats qu’il peut faire. Cette théorie de la (non) communication n’a pas de fonction descriptive. Elle est principalement heuristique et permet d’en explorer les modalités.

Elle amène en quelque sorte à considérer, tout comme Bourdieu et Cullioli (1990, p. 39) que « la compréhension est un cas particulier du malentendu ».

Nous avons donc choisi de rechercher les traces d’une certaine professionnalité, et plus particulièrement d’un développement professionnel dans un premier temps, dans les travaux collectifs réalisés en semestre 3 de la formation (début de Master 2) dans le cadre de l’UE « Pédagogie et numérique », puis de manière individuelle dans l’UE « Education aux médias et sémiologie des images fixes et animées », qui a lieu au semestre 4. Ces traces étant recherchées dans les productions, même si une mise en perspective pédagogique n’était pas explicitement demandée. Il nous restait à identifier le (ou les) référentiel(s) de compétences professionnelles que nous allions utiliser. C’est ce que nous allons préciser dans la partie suivante, avant de présenter les résultats que nous avons pu établir.

3. Les compétences travaillées

Quels référentiels utiliser pour faire ce travail d’enquête ? Nous aurions pu utiliser le référentiel de compétences professionnelles des enseignants et ses trois catégories emboîtées. Nous avons fait le choix de prendre en compte à la fois les dimensions qui résultent des focalisations choisies au niveau académique, les quatre compétences spécifiques aux professeurs documentalistes listées plus haut et un référentiel plus générique. Ce dernier a été proposé par la CPU (Conférence des Présidents d’Universités) et la CGE (Conférence des Grandes Écoles) pour couvrir le champ de l’éducation au développement durable. Il dispose sous forme spiralaire cinq compétences avoisinantes résumées par les expressions suivantes : responsabilité et éthique ; compétences collectives ; systémiques ; changements et prospectives. Nous l’utilisons ici car nous l’avons mis à l’épreuve de l’EMI dans un travail précédent centré sur le « savoir-devenir » qui peut être vu comme une déclinaison du développement professionnel (Kerneis, 2015).

Nous utilisons donc tout d’abord ce référentiel mixte pour chercher des traces de développement professionnel dans le travail collectif réalisé au cours du premier semestre du Master 2 dans le cadre de l’UE « Pédagogie et numérique ».

Le développement professionnel est clairement visé dans cet enseignement. En effet, la maquette annonce les objectifs suivants :

  • Intégrer les éléments de la culture numérique nécessaires à l’exercice de son métier ;
  • Tirer le meilleur parti des outils, des ressources et des usages numériques, en particulier pour permettre l’individualisation des apprentissages et développer les apprentissages collaboratifs ;
  • Utiliser efficacement les technologies pour échanger et se former.
Compétences Elèves à besoins particuliers
(Padlet)
Les outils de communication
(Portfolio Mahara)
Gamification de l’éducation
(Wordpress)
Papier crayon 2.0
(Facebook)
Enseigner les traces avec les smartphones
(Padlet)
Référentiel CPU et CGE Systémique Architecture de pad Outils / enjeux pédagogiques Liens inattendus Dans le jeu proposé La structure proposée (conception, mise en œuvre, évaluation) est conservée
Individuelles / Collectives Comparaisons fructueuses Réflexion globale et focus - Forum animé Etudiant seul
Prospective Le CDI idéal pour les élèves d’une ULIS - Questionnements Entrée dans le web 2.0 sans matériel Rubrique : pour aller plus loin
Changement Etat actuel avec présentations des sites établissements Impact de cette tendance
Responsabilité - Type de droits Posture de l’enseignant Principe même du jeu Faceschool proposé Attention apportée sur la question de la législation
Référentiel académique Ethique et identité professionnelle
Enseignant concepteur Séances réalisées Projets de communication incluant les élèves Séances réalisées Création du jeu et mise en œuvre La séance a été réalisée en lycée
Enseig. pilote
Enseig. acteur de la communauté éducative Insertion de ces élèves Ressources pour les enseignants Problématiques réelles
Prof-doc maître d’œuvre (D1 à D4) D3, D1 D3, D1 D1, D4 D1 D1

Ce tableau à double entrée présente une synthèse des traces de développement professionnel identifiées dans les 5 travaux collectifs qui sont présentés en colonnes. Les lignes correspondent aux compétences des deux référentiels que j’ai choisis de prendre en compte. Certaines traces couvrent plusieurs compétences (représentées par la fusion des cases correspondantes). Les cases vides ne signifient pas que les compétences correspondantes n’ont pas été travaillées (nous n’en avons seulement pas trouvé trace). Le texte en rouge concerne l’absence ou l’impossibilité de travail correspondant.

Ce tableau synthétique permet de montrer, en première analyse, des traces objectives d’un travail sur ces compétences. Il a, de plus, été réalisé de l’initiative même des groupes de travail, la plupart du temps. Les travaux sont toujours en ligne et permettraient une exploration plus quantitative et/ou qualitative.

Nous avons produit une enquête du même type à partir des travaux individuels produits en fin d’année de Master 2 dans le cadre de l’UE « Éducation aux médias et sémiologie de l’image ». Ici encore, l’exigence pédagogique n’est pas explicite puisqu’il est demandé « un dossier numérique analysant des images collectées et produites dans la perspective d’une utilisation pédagogique (directe ou indirecte) et s’appuyant sur les données théoriques abordées en cours ».

Par la force des choses, les travaux sont ici plus descriptifs. On y trouve cependant des mises en perspective intéressantes qui portent la marque d’un développement professionnel, mais aussi de pratiques qui relèvent de l’EMI. Nous en citons ici quelques extraits que nous avons choisis pour leur caractère exemplaire. Ces deux premiers exemples montrent une tentative intéressante de construction d’une posture enseignante dans le domaine de l’EMI.

« Cette vidéo est un support possible pour une séance autour de la construction d’une bonne e-réputation, à condition de ne pas tomber dans l’écueil de la diabolisation d’internet. Par ailleurs, il peut être intéressant de se baser sur les horizons d’attente des élèves pour les inciter à construire leur propre réflexion autour de leurs pratiques actuelles afin que chacun puisse s’approprier, selon leur expérience et leurs codes culturels, cette vidéo qui suscitera probablement leur enthousiasme ».

« La mise en perspective de ces deux analyses [image fixe et image animée] montre donc que la parodie et que le rire ne sont pas monolithiques, que les créateurs ne recourent pas toujours aux mêmes figures de style. Néanmoins, dans le champ médiatique, plus qu’en littérature, on retrouve très fréquemment le motif d’une parodie dénonciatrice d’un fléau. C’est pourquoi l’étude de ce type d’image s’avère à mon sens un bon moyen d’éveiller la compréhension du monde et l’esprit critique des élèves. Ce choix a d’ailleurs été effectué par nombre d’enseignants suite aux attentats de janvier 2015 »

Thésaurus Rex : Le professeur documentaliste, une espèce en voie de disparition.

Certains stagiaires ne manquent pas non plus d’humour et portent, de manière dialogale, un regard distancié sur leur profession.

Cette image a été réalisée par une stagiaire du master documentation dans le cadre du cours. Une autre stagiaire s’en est saisie pour l’analyser. Elle conclut ses propos de la manière suivante :

« Les élèves et les professeurs tendent à utiliser de plus en plus internet pour réaliser leurs recherches et oublient le professeur documentaliste. Cependant le professeur documentaliste reste un médiateur utile et il ne faut pas non plus oublier son rôle de formateur. On peut donc se demander si le professeur documentaliste est en voie de disparition dans le sens où la perception de son métier a changé avec l’avènement du numérique ».

D’autres étudiants ont choisi d’analyser des films réalisés par les élèves dans le cadre de TPE qu’ils ont animés. Voici un commentaire associé à un tel projet :

« Cette vidéo symbolise plus les possibilités qu’offre le numérique aux internautes que les dangers auxquels ils pourraient se confronter s’il leur venait de s’aventurer dans ce milieu. Elle montre les évolutions qu’ils devront connaître, mention particulière aux apprentissages que la communauté éducative devra enseigner aux jeunes générations, afin de contribuer à leur transformation en citoyens éclairés ».

De telles réflexions montrent aussi une compréhension fine des problématiques qui relèvent des « éducations à » et de la responsabilité du professeur documentaliste. Une stagiaire a choisi d’analyser cette image publicitaire.

« Dans le cadre scolaire, cette publicité pourrait être utilisée dans un cours d’Éducation aux médias et à l’information, afin d’apprendre aux élèves à analyser une image. Elle pourrait aussi être utilisée dans le cadre de l’éducation à la citoyenneté, dans un contexte de déconstruction des stéréotypes de genre. L’objectif serait de former des futurs citoyens « éclairés », capables de saisir et de comprendre l’environnement qui les entoure. L’objectif est que les élèves saisissent les notions de droit et de respect de la femme ainsi que les enjeux inhérents aux médias et à la société de consommation ».

Le nombre de travaux de ces 16 stagiaires qui concernent l’identité numérique, les réseaux sociaux et les pratiques sur Internet constitue un signe assez flagrant de professionnalité. Cela peut même interroger quand ils avaient tout loisir d’explorer d’autres thématiques liées aux images qu’ils choisissaient ou créaient.

A l’issue de cette première exploration des traces de la professionnalisation en lien avec l’EMI, nous pouvons maintenant proposer quelques prolongements de ce travail en cours.

4. Perspectives

Nous allons tout d’abord souligner quelques-unes des limites de ce travail. L’absence de traces ne signifie en rien que les compétences correspondantes n’ont pas été travaillées. D’autres indicateurs et d’autres traces, non-textuelles, auraient été bien utiles pour mener cette enquête. Nous pensons à une observation pendant les stages ou la tenue d’un journal de bord par les stagiaires. Des entretiens auraient également permis une approche plus anthropologique qu’une simple analyse de discours que l’on peut considérer comme prescrits ou du moins contractuels : celui « d’étudiants qui font leur métier ».

D’autre part, cette approche sémio-pragmatique nécessiterait d’identifier les termes et les contextes qui peuvent référer à chacune des compétences retenues. Pour conclure, nous sommes enclins à considérer que le développement professionnel qui débute pendant le temps de la formation initiale relève du « savoir devenir », défini comme « une capacité projective, où les apprenants s’approprieraient le potentiel informationnel des environnements distribués mis à leur disposition par le biais des translittératies sur la base d’une pédagogie du projet engageant » (Frau-Meigs, 2014). Cette compétence nécessaire au professeur documentaliste constitue également une perspective essentielle pour tous les élèves.

Références bibliographiques

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  • SOUCHIER, E., JEANNERET, Y. et al. (2003). Lire, écrire, récrire, Objets, signes et pratiques des médias informatisés. Paris : Centre Pompidou-BPI.
  • THIAULT, F., KERNEIS, J. ROUILLARD, R., & PEIRANO, R. (2013). La veille : un élément structurant de la construction d’une professionnalité pour les étudiants en master documentation ? Revue de l’Université de Moncton, 44 (1), 87-109. [En ligne] : http://www.erudit.org/revue/rum/2013/v44/n1/index.html (Consulté le 2 octobre 2015).
  • WITTORSKI, R. (2011). Les rapports entre professionnalisation et formation. Éducation Permanente, 188, 5-11.
Quelle intégration de l’éducation aux médias et à l’information dans la formation professionnelle en alternance des enseignants documentalistes ? de FADBEN

Notes

[1] Cette étude réalisée en 2013 par l’OCDE auprès de 34 pays, dont la France, a été publiée en 2014 et en 2015 pour certains aspects liés au numérique.

[2] Un extrait de ce texte a été proposé à la réflexion des candidats au CAPES externe de documentation pour la session 2015. Il était demandé aux candidats d’exposer leur réflexion sur le rapport entre attention et flux d’information. Boyd pointe quatre défis qui nous sont lancés par le numérique : la démocratisation, le pouvoir, la stimulation et l’homophilie.

[3] Cette année 2015-2016, nous réintroduisons cette notion d’analyse collective d’une séquence ou d’un projet qui est effectivement réalisé dans au moins un CDI. Le lien avec une problématique fédératrice est cependant conservé. L’architexte est commun (un blog Wordpress), du fait du lien établi avec l’UE « Culture de l’information-documentation ».

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