2012
mai
14

Quelles bases pour une discipline scolaire information-documentation ?

Comment, ou plutôt sur quelles bases, construire une nouvelle discipline scolaire ? C’est une question délicate, surtout lorsque l’on souhaite s’éloigner de réflexions militantes ou d’opportunité. S’agissant de la documentation ou de l’information-documentation, il apparaît difficile de trouver une réponse simple et directe. Faut-il transposer des savoirs venant d’une ou plusieurs disciplines universitaires, faut-il s’inspirer de pratiques existantes dans des professions, ou des pratiques sociales, expertes ou plus « communes », faut-il imaginer une création ou une extension à partir de pratiques scolaires et des contraintes du système éducatif actuel, faut-il mélanger et articuler ces différentes approches, comme autant d’ingrédients d’une création spécifique ?
Mon propos, dans ce court texte, sera d’essayer de montrer certaines limites de toutes ces approches et de proposer quelques pistes de réflexion pour les articuler autour d’une vision, sans doute assez personnelle, proche de questionnements informatiques (Bruillard, 2010), de l’information-documentation comme discipline scolaire de médiation ayant un rapport central à l’expérimentation

Article de Eric Bruillard, Professeur des universités, ENS Cachan. paru dans Mediadoc n°6, Avril 2011

Une discipline fondée sur des savoirs ?

L’objectif de la discipline scolaire information-documentation pourrait-elle être la transmission d’un savoir, alors que la pérennité de ce savoir est loin d’être attestée ? Ne serait-il pas paradoxal de penser la documentation dans des formes disciplinaires issues du XIXe siècle : un savoir constitué à transmettre, alors que les sciences de l’information et de la communication, qui se voudraient leur référence universitaire, ne cessent de déconstruire les modalités d’élaboration et de diffusion des savoirs.
Identifier des listes de concepts centraux n’est certes pas inutile, mais il n’est pas clair qu’un noyau de concepts fondamentaux puisse constituer la base principale d’un enseignement. Les savoirs info-documentaires risquent d’être soit peu stables, soit très abstraits. Prétendre enseigner des concepts très abstraits risque de conduire à des présentations absconses ou alors oblige à accepter des approximations qui évoluent tout au long de la scolarité des élèves. Ainsi en est-il par exemple de la notion d’index, voire d’auteur ou de source.
Mais, d’un autre côté, n’est-ce pas là, outre son rôle technique ou instrumental, un objectif essentiel de l’info-doc, celui de rendre les élèves capables d’interroger les « savoirs » qu’on leur propose. Armer suffisamment les élèves pour cela demeure une gageure et une vision par trop « autoritaire » de la documentation que l’on observe parfois, consistant à faire confiance à des « autorités » et à se défier de tout ce qui apparaît comme personnel ou non « validé » par des institutions, ne conduit pas vraiment dans la bonne direction.
D’autres savoirs sont largement en construction ou en réélaboration. Quand on prend par exemple la recherche d’information avec les moteurs de recherche, quels savoirs stables peut-on transmettre aux élèves (voir notamment, Ladage, 2008) ? Il n’apparaît déjà pas si simple de sortir des confusions délicates entre mots clés et descripteurs. Ensuite, le caractère nécessairement instrumenté de la recherche d’informations rend dépendant des évolutions de cette instrumentation. Or, Google, qui domine outrageusement le marché, innove avec une extrême rapidité conduisant parfois à des renversements saisissants : des pratiques expertes deviennent fort peu efficaces et des pratiques a priori naïves, comme poser directement une question ou utiliser la recherche d’images, se révèlent performantes.
Dans un article récent, Drot-Delange (2010) met en exergue certaines difficultés d’utilisateurs, même avancés, à comprendre des fonctionnalités offertes, ainsi le rôle du caractère « * ». Des experts pourront convoquer des notions de troncature, de lemmatisation… Mais la documentation du moteur donne une interprétation différente :
« Google vous simplifie la vie en complétant vos questions. Pour cela, ajoutez simplement, dans le champ de recherche, un astérisque (*) à la partie de la phrase ou de la question à finaliser. » (http://www.google.fr/intl/fr/help/features.html, consulté le 27 octobre 2010).
A première vue, il peut apparaître curieux d’utiliser un caractère qui remplace n’importe quoi, on se demande légitimement en quoi cela peut être utile pour la recherche. En fait, il est difficile de répondre avec certitude, mais si on lance l’exemple proposé, la requête « marie curie a découvert * », on devine rapidement de quoi il s’agit.
En effet, les quelques lignes fournies par Google pour présenter des résultats mettent en exergue des mots en gras. Ainsi, résultat 2 : « Tenons l’exemple de Marie Curie qui a découvert le polonium et après la radioactivité, elle n’avait pas l’intention de créer des bombes ... » et le résultat 3 : « 6 Dec 2009 ... Please do not forget capital letters and punctuation ! Thank you. Show. C’était Marie Curie qui a découvert la radioactivité. ... ».
Inutile d’aller ouvrir les pages proposées (d’ailleurs je n’ai pas noté leur adresse), la réponse, ou plus exactement une ou plusieurs réponses ont été données directement. Certes, cela ne va pas dans le sens d’une aide au développement du sens critique, mais cela permet aux utilisateurs pressés ou aux piètres lecteurs de gagner du temps !
Cet exemple illustre le côté ambivalent des technologies informatiques, surtout en éducation : elles ouvrent des possibles, permettent d’aller plus vite mais enlèvent des occasions d’apprendre et rendent peu accessibles des processus qu’il serait important de scruter. Cela conduit à rappeler que la documentation est une discipline instrumentée et que les formes d’instrumentation physiques et intellectuelles ne sont pas si simples à démêler. C’est alors vers les pratiques que l’on aurait tendance à se tourner.

Une discipline se référant à des pratiques sociales ?

Mais quelles pratiques prendre en référence ? On peut d’abord regarder du côté des experts, ceux qui existent depuis longtemps et ont dû évoluer, tels les bibliothécaires. Mais de par leur dénomination même, ne conservent-ils pas une proximité trop grande avec les livres et un éloignement avec les usagers et plus encore avec les apprenants. S’ils transposent avec internet leurs habitus professionnels, ne seront-ils pas trop dans la conservation et dans l’accès, pas assez dans la médiation ?
Si on lorgne vers les nouvelles professions liées à internet, les référenceurs, par exemple, également les spécialistes de la veille informationnelle, de l’intelligence économique, on peut se frotter à des savoirs émergents sans cesse en réélaboration, à des pratiques en évolution constante. Si ces pratiques sont à observer, si elles peuvent être sources d’inspiration pour des enseignements, elles sont difficiles à intégrer au monde scolaire. S’il faudrait pouvoir en tenir compte, on ne maîtrise en rien leur évolution et certaines d’entre elles gardent jalousement leurs secrets.
Faut-il s’inspirer de pratiques moins expertes, voire plus ordinaires, les développements récents d’internet conduisant d’ailleurs à une certaine remise en cause de l’expertise ? Beaucoup d’entre elles correspondent à des pratiques collectives et reposent sur des collectifs de taille très importante (Wikipedia par exemple), ce qui les rend malaisément transposables dans un cadre scolaire, sauf en en changeant considérablement la nature.
On peut alors penser à tous les utilisateurs du web et à toutes les pratiques qui se développent et se généralisent d’une manière extrêmement rapide. Mais quel point de vue peut-on adopter vis-à-vis de ces différentes pratiques ? Si on se concentre sur les adolescents, qualifiés parfois de digital natives (l’utilisation de l’anglais est souvent commode pour transformer des banalités en arguments d’autorité), à côté de pratiques inventives, on peut déplorer la « tyrannie de la majorité » (selon l’expression de Dominique Pasquier) et des comportements souvent naïfs (voir Baron et Bruillard, 2009). Par ailleurs, si on ne peut attendre de transferts faciles de pratiques hors école dans le champ scolaire (voir Fluckiger et Bruillard, 2010), c’est certainement le rôle de l’institution scolaire de prendre en compte les pratiques familières aux élèves pour aider ces derniers à aller au-delà et acquérir d’autres compétences et adopter d’autres attitudes.
Cela conduit à positionner l’information-documentation selon les équilibres des disciplines scolaires actuelles.

Une discipline créée par les praticiens dans le champ scolaire ?

L’information-documentation pourrait-elle prendre en charge quelques points aveugles de notre système scolaire, s’intéresser à ce qui n’est pas traité ailleurs, c’est-à-dire dans les autres disciplines, servir de complément pour doter les élèves de quelques savoir-faire jugés nécessaires et les ouvrir à de nouvelles cultures ? C’est le rôle qu’elle a commencé à jouer et qui pourrait être renforcé. Mais quand on regarde du côté des « éducation à », à la santé, à l’environnement durable, à la défense, à la sécurité routière…, un tel inventaire à la Prévert montre qu’il n’y a pas encore de modèle bien établi auquel se référer.
C’est peut-être au travers des interrelations entre différentes cultures [1] , culture des médias, culture informationnelle, culture numérique ou informatique, que peut se dessiner des contours de l’information-documentation. En effet, si on ne dispose pas d’un cœur bien identifié, d’une matrice sur laquelle s’appuyer pour donner forme à la discipline, quelle viabilité pourrait avoir l’info-doc, quelle légitimité vis-à-vis des autres disciplines scolaires ? Mais on risque de boucler à nouveau sur l’identification de savoirs de référence.

Une discipline composite : médiation et expérimentation

Une discipline scolaire exerce des responsabilités, d’une part sur les contenus qu’elle est censée transmettre ou représenter, d’autre part sur ce que les élèves sont censés acquérir. Les responsabilités de l’info-doc seraient à préciser : aider les élèves à utiliser les documents pour acquérir des connaissances, pour cela, pouvoir accéder à des documents, pourvoir juger de leur intérêt (sans doute plus de leur légitimité que de leur validité), comprendre qui les a rédigés, qui les promeut… pouvoir gérer leur propre documentation, s’approprier un environnement personnel d’apprentissage, etc. Pour une part importante, la discipline information-documentation doit ainsi assurer une médiation entre les élèves et les documents.
Ce rôle de médiateur peut sans doute s’étendre à d’autres apprentissages et enseignements que ceux pris en charge par l’institution scolaire. Ainsi, Brown et Adler (2008) attirent l’attention sur le phénomène de la longue traîne (discutée par Chris Anderson) en éducation. Internet rend possible d’accéder à des biens ou des services qui n’ont qu’une demande faible et l’addition de toutes ces demandes conduit, selon diverses études, à un volume comparable aux biens ou services les plus populaires. Ne serait-ce pas un rôle important de l’info-doc d’assurer le lien entre des apprenants et des offres de formation ou d’information très spécifiques non couvertes par les grandes institutions éducatives ? Ainsi, avec la multitude de choses que les enfants pourraient avoir envie d’apprendre et qui ne peuvent être prises en charge directement dans le cadre scolaire, un lien et un suivi pourraient être assurés par les enseignants d’information-documentation.
Mais, il importe également de réfléchir aux outils d’accès et à leur fonctionnement, à la fois pour asseoir des savoir-faire, mais aussi pour être armé pour bien comprendre leur nécessaire absence de neutralité (le google bombing est un bon exemple). Assurer une maîtrise des instrumentations documentaires, nécessitant une compréhension de fonctionnements cachés, apparaît une responsabilité importante de l’information-documentation.
Compte tenu des transformations incessantes, de l’impossibilité de connaître en profondeur les instrumentations disponibles (qui ne se dévoilent pas, notamment pour des raisons économiques), n’est-ce pas en faisant fonctionner des techniques sur des cas que l’on peut avoir des approches intéressantes ? L’info-doc peut être considérée, autour d’un nombre important de questions qu’elle traite, de science expérimentale ouverte à l’investigation et aux enquêtes (Ladage, 2008), avec une ouverture à l’expérimentation qui pourrait être plus grande que les disciplines traditionnelles qui portent ce nom.
Cela suppose de prendre par exemple les recherches d’une autre manière, dans le sens où pour expérimenter, on va se centrer plus sur le processus que l’objectif, attitude opposée à celle qui fait de l’information-documentation une simple discipline de service. Il ne s’agirait pas de se limiter à quelques essais erreurs, mais d’intégrer une démarche réfléchie et structurée de mise à l’épreuve d’hypothèses. Il faudrait confronter le point de vue issu des pratiques des élèves hors l’école à des expériences répétées et organisées, susceptibles de faire évoluer leurs conceptions et les engageant à acquérir de nouveaux savoir-faire et conduisant à une compréhension plus profonde (ce qui équivaut en physique à confronter des conceptions de physique naïve à des expériences judicieusement choisies).
Alors qu’est souvent revendiqué le « développement de l’esprit critique », argument d’autorité pour justifier la création ou le maintien d’une discipline, peut-être faudrait-il s’intéresser davantage aux processus susceptibles d’aider à ce développement : ouverture, expérimentation, confrontation sont peut-être des mots clés ?

Bibliographie

Baron Georges-Louis, Bruillard Éric (2009). « Technologies de l’information et de la communication et indigènes numériques : quelle situation ? », Rubrique STICEF, Volume 15, 2008, mise en ligne le 29/05/2009, disp. sur http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2008/09r-baron/sticef_2008_baron_09.htm

Bruillard Éric (2010). « Acteurs et territoires de l’éducation à l’information : un point de vue "informatique" ». In Chapron Françoise, Delamotte Eric (dir.), L’éducation à la culture informationnelle. Presses de l’Enssib, p. 68-75

Brown John Seely, Adler Richard P. (2008). “Minds on Fire : Open Education, the Long Tail, and Learning 2.0”, EDUCAUSE Review, vol. 43, no. 1 (January/February 2008) : 16–32, disp. sur : http://net.educause.edu/ir/library/pdf/ERM0811.pdf

Drot-Delange Béatrice (2010). « Les interactions entre usagers et moteurs de recherche sur le web peuvent-elles être sources d’apprentissage concernant le fonctionnement interne de ces moteurs ? Le cas des options linguistiques ». Congrès international Actualité de la recherche en éducation et en formation (AREF), 13-16 septembre 2010, Genève : Suisse. Disp. sur http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/

Fluckiger Cédric, Bruillard Éric (2010). « TIC : analyse de certains obstacles à la mobilisation des compétences issues des pratiques personnelles dans les activités scolaires », In Chapron Françoise, Delamotte Eric (dir.), L’éducation à la culture informationnelle. Presses de l’Enssib, p. 198-207

Ladage Caroline (2008). Étude sur l’écologie et l’économie des praxéologies de la recherche d’information sur Internet. Une contribution à la didactique de l’enquête codisciplinaire. Thèse de doctorat, Université de Provence, Lambesc

Notes

[1Projet LiminR, http://www.iscc.cnrs.fr/spip.php?ar...(lien vérifié le 10/11/10)

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