2012
juin
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Le CDI, un laboratoire à la croisée des mondes

Loin des appréhensions et des interdits, le CDI est à considérer comme un laboratoire de la culture informationnelle, un observatoire des pratiques à partir desquelles les apprentissages vont pouvoir se concrétiser et prendre forme en collant à la réalité des besoins des élèves.

Anne Cordier

Professeur documentaliste

Article publié dans le Médiadoc N°3 Octobre 2009

Pour commencer, enfonçons, si vous le voulez bien, des portes ouvertes : Internet a considérablement bouleversé le système de transmission des savoirs, et le professeur documentaliste, en tant que professionnel de l’information-documentation, est invité au sein d’un système informationnel complexe à repenser son positionnement, et à asseoir sa légitimité en tant que formateur à la recherche d’information numérique.

Le CDI nous semble jouer dans cette problématique un rôle essentiel : l’espace documentaire, à la fois lieu de vie et centre de formation, peut être considéré comme un laboratoire, dans le sens où il met en situation des cadres d’action divers, des élèves à la fois adolescents et apprenants.

Pour défendre cette vision du CDI comme « laboratoire à la croisée des mondes », nous prenons appui sur notre réflexion en tant que professionnelle, et sur des données recueillies lors d’une recherche en cours dans le cadre d’un doctorat en Sciences de l’information et de la communication. Notre recherche porte sur les systèmes de représentations développés par les enseignants documentalistes et les élèves de 6ème sur Internet en tant qu’outil de recherche, et objet d’enseignement. Nous sommes conduite dans notre étude à confronter les pratiques non formelles observées et déclarées par les élèves en matière de recherche sur Internet, aux pratiques formatives mises en place par les enseignants documentalistes.

Or notre investigation a permis de mettre en lumière combien ces derniers utilisent l’espace CDI comme un espace de formalisation des apprentissages, et instaurent des prescriptions très nettes concernant le recours à Internet pour des recherches informationnelles.

Un espace-carrefour du formel et du non formel

Par son statut particulier au sein de l’établissement scolaire, le CDI constitue un « espace carrefour » favorisant la rencontre des pratiques non formelles et des pratiques formelles.

**Une question de formalité

Aujourd’hui, en investissant de nouveaux espaces publics et privés (Centres Animation Jeunesse, Points Internet… et bien sûr, domicile), Internet n’est plus seulement considéré au sein du seul espace scolaire, lequel dote l’outil d’un statut et d’un regard bien spécifiques. Face aux pratiques formelles développées dans le cadre scolaire ont émergé de nouvelles pratiques, non formelles, qui viennent à la fois enrichir mais aussi souvent contrarier les représentations et les usages et pratiques d’Internet prescrits par l’institution scolaire.

En effet, contrairement aux apprentissages formels qui sont des formes d’apprentissage programmées se développant au sein des organisations habilitées à éduquer, délivrer des diplômes, ces apprentissages non formels n’obéissent pas à une logique de structuration explicitée et ne sont en général validés par aucun titre. Cette dernière forme d’apprentissage se développe dans les activités quotidiennes liées à la famille, aux amis, aux loisirs et centres d’intérêt, par exemple. Les situations non formelles voient se déployer des interactions orientées vers des finalités pratiques, les transformations dans l’organisation psychologique de l’apprenant provoquées au cours de ces interactions ne sont pas délibérément recherchées, et la plupart du temps échappent d’ailleurs à la conscience des acteurs.
Sont mis à jour de nombreuses acquisitions, conscientes ou non, des apprentissages non formels, par observation, imprégnation, auto-formation ou par imitation des personnes faisant partie de l’entourage de l’individu et de la société. Les élèves interrogés mentionnent tous un apprentissage non formel, qui s’est effectué en dehors de l’école, par imitation au sein du groupe familial essentiellement : « J’ai regardé ma sœur faire, et puis j’ai fait comme elle » (Olivia, élève en 6ème), « Mon père, il m’a dit " Tu vas sur le e bleu, après tu tapes là, dans Google, ce que tu veux, et puis tu prends le premier site qu’il te donne parce que c’est le bon" » (Romain, élève en 6ème).

**Le CDI, un espace de rencontre

Le CDI constitue un espace-carrefour du formel et du non formel. En effet le Centre de Documentation et d’Information devient lors de séances pédagogiques un lieu de formation institutionnel, où la formalité de l’apprentissage mis en place est incontestable. Il n’en est pas de même lorsque le lieu accueille des élèves venus pour diverses raisons (recherche, lecture, détente). Dans un tel cas, le CDI apparaît comme une structure pensée pour accueillir une grande diversité d’activités individuelles et/ou collectives. L’enseignant documentaliste prend alors soin de développer des interventions individualisées, moins directes et frontales que lors d’une séance pédagogique rigoureusement planifiée. Les professeurs documentalistes parlent d’ailleurs volontiers à ce moment d’« accompagnement documentaire », et non de « formation documentaire ».

En situation d’enseignement-apprentissage, la pratique documentaire de l’élève est encadrée, contrainte, nécessairement. Au contraire, l’espace des possibles s’ouvre pour l’élève en situation informelle de recherche au CDI. En raison de l’absence d’objectifs et de démarche fixés par l’enseignant, l’élève peut déployer ses « arts de faire »1, autrement dit, il dispose d’une grande latitude pour donner à son activité la teneur et la forme qu’il souhaite. Dès lors, chaque élève, en situation informelle de recherche, personnalise son activité et son parcours de recherche, en fonction de ses acquis, de ses représentations, mais aussi des aléas liés à la situation et de son humeur propre.

Le CDI Cellule de Domestication de l’Informel ?

Pourtant, force est de constater que les pratiques non formelles – et les représentations d’Internet et de la recherche d’information numérique, qui y sont liées – ont relativement peu la possibilité de s’exprimer au CDI.

**Démarche ordinaire vs démarche prescrite

Nombreux sont les CDI observés où l’accès à Internet est fortement réglementé. Les élèves doivent souvent franchir différents « obstacles » pour accéder aux postes informatiques : inscription préalable sur planning hebdomadaire, justification par écrit de la demande de recherche sur Internet, justification précise du sujet de recherche traité (correspondance avec une demande professorale, ou avec une thématique scolaire inconstitutionnellement éprouvée). Certains élèves confient leur agacement face à une telle réglementation : « Ici, Attention, Internet, c’est sacrilège ! Pour y aller, faut le vouloir ! » (Justine, élève en 4ème).

Beaucoup d’enseignants documentalistes imposent une démarche de recherche respectant un ordre de recours aux différents supports existants. C’est le cas d’une professeur documentaliste qui énumère dans l’ordre chronologique : le dictionnaire, l’encyclopédie papier, l’encyclopédie Encarta sur cédérom, BCDI, et en dernier recours Internet. Elle avance deux raisons majeures pour expliquer cette prescription. La première raison est d’ordre professionnel : « Parce que sinon c’est euh … ben, je vais sur l’ordinateur, et puis… et puis moi, je sers plus à rien ! ». Cette remarque est intéressante car elle laisse transparaître le malaise identitaire que l’apparition d’Internet provoque : cette enseignante documentaliste ne se sent pas dans un rôle naturel de médiatrice entre l’information numérique et l’élève, alors que sa fonction de médiation lui semble évidente entre l’information sur support papier et l’élève. La seconde explication donnée par cette professeur documentaliste pour justifier l’imposition d’un ordre de recours aux outils est liée au caractère chronophage de la recherche sur Internet, comparé à la rapidité avec laquelle une « bonne information peut être trouvée dans un livre documentaire ».
Valentine, élève en 6ème dans le collège où exerce cette enseignante documentaliste, voit sa démarche ordinaire de recherche contrariée, dans la mesure où elle ne parvient pas à utiliser Internet pour faire ses recherches : « C’est compliqué au CDI, il faut s’inscrire, et puis en fait il y a toujours des livres pour faire les recherches ». L’adolescente dénonce la contrainte imposée par les règles d’inscription planifiée pour les recherches informatiques, d’une part, et d’autre part, la démarche de recherche imposée au sein du centre de ressources. Dès lors, Valentine préfère effectuer ses recherches chez elle pour pouvoir les mener « comme je l’entends, sur Internet ».

**Un lieu influent

C’est un fait : au-delà des prescriptions mises en place par les enseignants documentalistes, qui conduisent à une restriction de l’expression des pratiques non formelles de recherche au CDI, l’espace documentaire exerce en lui-même une influence non négligeable de par le statut que les élèves lui confèrent.

Pour les élèves, le CDI est un espace scolaire, fortement marqué par des règles d’utilisation, et cela influence de manière déterminante leur démarche de recherche. Beaucoup font d’ailleurs le choix de ne pas effectuer leurs recherches au CDI, en raison de la prescription, comme nous l’avons vu précédemment.

D’autres n’hésitent pas à faire leurs recherches au CDI, mais dans ce cas, ils adoptent une démarche documentaire radicalement différente de leur habitude informationnelle. Prenons le cas de Manon, élève en 6ème : « Au CDI, c’est différent, je vais sur des livres ! », explique-t-elle. Elle justifie ce comportement situé par le fait qu’au CDI se trouvent des ouvrages choisis par le professeur documentaliste, ce qui leur confère une importante légitimité. Persuadée que l’enseignant documentaliste a lu tous les livres présents au CDI, Manon voit dans le responsable du lieu une aide fondamentale pour ses recherches dans les livres. Quant à Émilie, également élève en 6ème, elle se dirige ordinairement sur Internet pour faire ses recherches. Toutefois, lorsqu’elle est au CDI, c’est d’abord « dans les livres » qu’elle va chercher des informations. Émilie nous explique que le fait d’être au CDI, entourée d’ouvrages documentaires, influence sa démarche de recherche, car elle voit à sa disposition des documents qui l’attirent et avec lesquels elle a le désir d’entrer en contact.

Faire du CDI un observatoire de pratiques

On le voit, le CDI, en tant qu’espace de prescriptions, influence de manière déterminante l’expression des pratiques non formelles de recherche sur Internet. Et si le professeur documentaliste saisissait l’opportunité qui s’offre à lui de faire du CDI un observatoire de pratiques non formelles sur lequel s’appuyer pour développer des pratiques formatives davantage adaptées aux besoins et pratiques ordinaires des élèves ?

**Pour une appréhension écologique de l’apprenant

En effet, dans l’activité de travail, nous ne sommes pas confrontés à un sujet épistémique abstrait, à l’intelligence désincarnée, mais bien aux conduites secrètes d’êtres sociaux aux prises avec les conflits de la réalité qu’ils veulent comprendre, s’expliquer, mais aussi résoudre en cherchant une signification à leurs efforts.

En ce sens les pratiques non formelles de recherche sur Internet ne doivent pas être éludées. Elles façonnent les attentes et les comportements face à la technologie et à son apprentissage, et de même que les représentations mentales ne doivent pas être ignorées dans l’acte d’apprentissage-enseignement [1], les pratiques non formelles doivent constituer un appui pour l’enseignement formel d’Internet. Qui plus est, comme le remarque Annette Béguin, si ces pratiques peuvent fonctionner comme « ressources », elles peuvent aussi être des « obstacles épistémologiques et/ou didactiques pour les enseignements » [2].

Notes

[1Giordan André, Vecchi Gérard de. Les origines du savoir : des conceptions des apprenants aux concepts scientifiques. 2ème éd. Delachaux et Niestlé, 1990 (Actualités pédagogiques et psychologiques)

[2Béguin-Verbrugge Annette . Pourquoi faut-il étudier les pratiques informelles des apprenants en matière d’information et de documentation ? Communication au colloque CIVIIC « Histoire et savoirs », Rouen, mai 2006

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