2015
oct.
10

Interrogation d’un outil de recherche : peut-on faire l’économie d’un réel apprentissage ?

Table ronde. Vassilia Margaria-Pena

Table ronde animée par Ivana Ballarini

En vidéo sur : https://www.canal-u.tv/chaines/apden-ex-fadben/seconde-journee-10-octobre-2015/enseigner-apprendre-l-information

Professeure documentaliste dans l’Education nationale depuis une quinzaine d’années, nous constatons que les élèves sont de plus en plus habiles à manipuler un logiciel documentaire mais ont des difficultés persistantes à trouver les mots-clés pour formuler des requêtes pertinentes dans le Système de Recherche d’Information (SRI). Chercher des mots-clés plus précis ou élargir à des termes équivalents, voire à des termes plus généraux en cas d’échec, reste un travail intellectuel nécessitant des connaissances sur la langue et le vocabulaire, ainsi que des capacités d’abstraction et de catégorisation, rarement acquises par des lycéens et encore moins des collégiens. Nos lectures d’auteurs du monde de la recherche (en Sciences de l’Information, en Sciences de l’éducation...) et de l’univers de la bibliothéconomie montrent, depuis la fin des années 90, les difficultés constantes du public juvénile, de l’école primaire à l’Université, dans la phase du choix des mots-clés pour la formulation des requêtes, et ce malgré la banalisation de la recherche par « searching » (BOUBEE et TRICOT, 2007).

Dans le cadre du Master2 DISTIC [1] nous nous sommes intéressée aux méthodes permettant d’améliorer l’expression du besoin d’information, à travers deux angles : l’analyse des pratiques professionnelles des professeures [2] documentalistes et l’observation de l’activité des élèves. Une enquête [3], nous a permis d’interroger les pratiques des professionnelles – en matière de gestion documentaire et de pédagogie - face à l’évolution des outils de recherche et de leurs modes d’interrogation. Nous avons également tenté d’évaluer les formations menées par ces professionnelles, en comparant l’efficacité de l’emploi du questionnement dit Quintilien ou 3QOCP et celle de la consultation d’un thésaurus auprès d’un public de collégiens. Notre terrain d’investigation : le collège où nous exerçons, situé en milieu urbain avec un public plutôt favorisé socialement et scolairement. 25 élèves d’une même classe de 3e, divisés en 2 groupes, devaient réaliser des tâches prescrites par la professeure documentaliste en collaboration avec deux autres enseignantes, en utilisant le logiciel documentaire BCDI. Un observateur extérieur s’est focalisé sur 3 élèves de chaque groupe. Nous-même étions en position d’observation participante auprès de l’ensemble des élèves. Un questionnaire post-activité et des entretiens (individuels et collectifs) sont venus compléter ce dispositif.

1. Langages contrôlés vs langage naturel : y a t-il conflit entre les pratiques scolaires et les pratiques informelles ?

Nous avons constaté au cours de notre exercice professionnel que la formation des élèves à l’utilisation du logiciel documentaire, un SRI « classique », reste parmi celles les plus couramment dispensées par les professeures documentalistes. Pourquoi perpétuer ces formations, alors même que les élèves tendent à délaisser les outils documentaires classiques ? A l’heure de la banalisation de la recherche en langage naturel sur des moteurs en ligne, pourquoi perdurent-elles ? Contrairement à l’approche actuelle de beaucoup de chercheurs en Sciences de l’Information-Documentation, nous ne nous sommes pas appuyée sur les pratiques des élèves mais sur celles des professionnelles de l’information, en étudiant des formations documentaires à contre-courant des pratiques informelles des élèves. Notre étude a donc interrogé la légitimité de ces pratiques professionnelles, d’un point de vue didactique et pédagogique.

D’après notre enquête, 92% des professeures documentalistes pensent que leur rôle est de former les élèves à la recherche d’informations (RI) sur le logiciel documentaire. Elles seraient d’ailleurs à peu près autant à organiser effectivement des séances pédagogiques sur cette compétence. Nous retrouvons là exactement le même chiffre que celui avancé par C. Duarte-Cholat (1998) : 92% des professeures documentalistes jugent la formation à l’utilisation du logiciel documentaire comme parmi les plus importantes. En 15 ans, les outils et les pratiques de recherche ont beaucoup évolué mais l’attachement des professeures documentalistes au logiciel documentaire semble toujours aussi important. Cela peut s’expliquer avant tout parce que cet outil offrirait des résultats de qualité - i.e. des références de documents sélectionnés en amont pour répondre aux besoins des élèves. Ne faudrait-il pas alors repenser la place du logiciel documentaire dans l’espace informationnel, aux côtés d’autres outils, afin de favoriser le choix de stratégies de recherches d’informations adaptées (FADBEN, 2015) ? Du point de vue des élèves, les entretiens que nous avons menés font apparaître que BCDI [4] présente l’avantage d’être « plus précis » - sous-entendu que Google - car il offre « moins de résultats ». Google renvoie plus de résultats que BCDI, mais comme le dit Emma : « Pas tous des résultats qui vont m’aider. Il y aura dans ces résultats des résultats qui auront un rapport avec mon sujet mais il y aura aussi beaucoup de résultats qui n’auront aucun rapport. » Le logiciel documentaire est aussi considéré comme un outil particulièrement bien adapté aux recherches dans le cadre scolaire, puisqu’il renvoie des références de documents sélectionnés par la professeure documentaliste pour répondre aux exigences des programmes scolaires : « Google ça va être plus vague, un peu de tout [alors] que BCDI c’est plus pour le scolaire. (...) y a plus des informations sur ce que je dois chercher. » (Emma)

Par ailleurs, nous savons que l’évolution des outils documentaires tend à minimiser la place des langages documentaires. Depuis 2010, BCDI a évolué avec l’apparition d’E-SIDOC, un portail documentaire qui intègre de nouveaux modes de recherche. La « spontanéité de la prise en main de la recherche par les élèves » sur ce nouvel outil est à rapprocher de celle expérimentée avec l’interface de Google. La recherche avec thésaurus n’est plus proposée même si les ressources sont toujours indexées avec Motbis. Le champ « Sujet(s) » fusionne les « Descripteurs », les « Mots-clés » et « Employés Pour ». L’utilisateur ne peut plus formuler de requête à partir des descripteurs puisque seule la recherche à l’aide de l’index des « Sujet(s) » reste possible. La place du thésaurus est donc minimisée. Cette évolution est revendiquée par le réseau des CRDP (désormais CANOPE), au motif de vouloir s’adapter aux pratiques des élèves qui, pour la plupart d’entre eux, interrogeraient le logiciel documentaire du CDI « avec saisie directe de mots-clés, méconnaissant les thésaurus » (GARREAU et BOZZETTO, 2010). Le logiciel documentaire constituait traditionnellement pour les professeures documentalistes un outil de formation à la recherche. Avec E-SIDOC, cette fonction est abandonnée au profit d’une consultation autonome par l’usager. Si l’on en croit la documentation technique d’E-SIDOC, ce choix reposerait sur la prise en compte des modèles psychocognitifs de RI tel celui de « berrypicking » de Marcia J. Bates (1989, 1993), en proposant la recherche par facettes ou par nuages de tag qui s’apparente à un modèle de type exploratoire. Une autre explication serait peut-être à chercher du côté de la politique commerciale : en 2006, le CRDP de Poitiers propose une formule d’abonnement annuel pour BCDI en lieu et place de l’acquisition par achat unique ; quatre ans plus tard E-SIDOC est lancé pour un coût de 20 à 55 euros en sus de l’abonnement à BCDI. Les « clients » de BCDI et E-SIDOC, qui payent beaucoup plus cher qu’auparavant leurs produits documentaires, sont donc en droit d’attendre un programme simple et convivial - même s’il est moins efficace du point de vue de la recherche documentaire - afin de fidéliser sa clientèle et de convaincre les établissements scolaires de renouveler chaque année l’abonnement à leurs produits. Le CRDP de Poitiers semble donc être passé d’une logique de l’apprentissage, qui dictait le développement d’un logiciel documentaire destiné à la communauté scolaire, à celle de l’usage, qui considère ses utilisateurs avant tout comme des clients.

Quelles sont les conséquences de cette évolution, pour la pratique professionnelle des professeures documentalistes ? Fait-elle débat ? D’après les résultats de notre questionnaire, la disparition de la recherche par thésaurus semble s’être faite entre indifférence, résignation et, dans une moindre mesure, contournement. 57% des professeures documentalistes pensent que cette évolution est sans importance ou ne se prononcent pas. Le mode de recherche par thésaurus est bien souvent considéré par ces répondantes comme trop compliqué, « inadapté » et ne correspondant plus aux usages des élèves. Cet argument peut paraître contradictoire avec le fait que 93% des professeures documentalistes assurent former les élèves à l’utilisation du logiciel documentaire, outil que les élèves utilisent pourtant peu dans le cadre de leur pratique quotidienne. Parmi les 33 % qui jugent la disparition de la recherche par thésaurus comme négative, beaucoup semblent résignées, estimant que cette évolution leur est imposée par le haut. Notons tout de même que 1/3 des clientes de BCDI n’auraient pas activé E-SIDOC et parmi elles, certaines le justifient du fait de la disparition de la recherche par thésaurus. Mais, alors que la possibilité d’interroger le thésaurus tend à disparaître avec l’évolution des outils documentaires, nous constatons une permanence de l’indexation par thésaurus chez 90% des professeures documentalistes - et jusqu’à 100% en lycée général et technologique. Seules moins de 5% utiliseraient uniquement des tags pour indexer leur fonds. Au final, notre questionnaire met en lumière un paradoxe : alors que régressent les possibilités d’interrogation par thésaurus, comme la formation des utilisateurs à ce mode de recherche, les pratiques d’indexation avec ce langage documentaire se maintiennent. Or, pour parvenir à une interrogation optimale du fonds, la qualité de l’analyse documentaire doit aller de pair avec la maîtrise de l’interrogation par le chercheur d’information. Certaines répondantes semblent avoir conscience de ce hiatus entre le temps consacré à l’indexation et le peu d’utilité pour les élèves, dû à l’inexistence d’une formation adéquate : « Je m’oblige à la faire [l’indexation] mais ne l’enseigne pas aux élèves… Du coup je me demande quelle est l’utilité ». (Danièle)

2. Quels savoirs pour maîtriser l’interrogation d’un logiciel documentaire ?

Les didacticiens de l’information préconisent d’élargir les formations documentaires aux démarches intellectuelles et aux connaissances qui sous-tendent ces techniques (CHARBONNIER, 2003). Les professeures documentalistes sont aujourd’hui des intervenantes incontournables dans la formation des élèves à la RI (FRISCH, 2003 ; CHAPRON, 2012). Ces professionnelles interviennent notamment dans la formation des élèves aux différentes étapes de la RI et en particulier à l’expression du besoin (FADBEN, 2013). Les professeures documentalistes organisent prioritairement des séances de formation à la recherche documentaire sur 3 compétences correspondant aux premières étapes de la RI (cerner le sujet, chercher les sources d’information et sélectionner les documents), 81 % estimant que les élèves sont en difficulté ou très en difficulté sur le questionnement du sujet (MARGARIA-PENA, 2014). Cette évaluation empirique corrobore les observations des chercheurs. Nous pouvons aussi émettre l’hypothèse que la formation aux étapes ultérieures de la recherche (prélèvement, traitement et sélection de l’information) est moins développée du fait d’un manque d’outillage pédagogique. Les travaux actuels autour de la pratique du « document de collecte » devraient aider à combler ce vide. Pour former les élèves à l’expression du besoin d’information, les professeures documentalistes utilisent différentes technologies intellectuelles répertoriées par Liquète et Maury : questionnement Quintilien, cartes conceptuelles, consultation d’usuels, utilisation de vocabulaires contrôlés… D’après notre enquête, elles utiliseraient, par ordre décroissant d’usage : le questionnement dit « Quintilien » ou 3QOCP, le brainstorming, la consultation de documents de référence, l’élaboration d’une carte mentale ou « mind map » et la consultation d’un thésaurus. Ces techniques sont rarement abordées de façon isolée : seulement 11,5 % des professionnelles sondées disent utiliser une seule méthode à l’exclusion des autres. Nous rejoignons donc les résultats de l’enquête menée par la FADBEN (2013), selon laquelle le questionnement dit « Quintilien » est la technique la plus couramment utilisée, suivie de l’utilisation des usuels et, loin derrière, de celle du thésaurus.

Le 3QOCP est considéré par 86% des professeures documentalistes comme efficace. Cette technique n’est pourtant pas exempte de critiques. Ce questionnaire révélerait souvent aux élèves l’ampleur de leur méconnaissance du sujet et serait peut-être à réserver pour une étape ultérieure de la recherche (RABAT, 2008). Réduire le questionnement aux 6 questions du 3QOCP se révélerait inopérant, avec le risque de se poser des questions pour éviter de s’en poser, en cherchant dès cette étape la bonne réponse, la réponse attendue (DI LORENZO, 1992). Notre observation auprès d’élèves de 3e a corroboré les constatations de ces auteurs :

  • Le 3QOCP semble enfermer certains élèves dans leur questionnement en les mettant face à leur méconnaissance du sujet et / ou du manque de vocabulaire sur le sujet.
  • Certains ont parfois du mal à comprendre qu’il n’est qu’un préalable à la recherche et non le contraire et ont tendance à vouloir formuler des réponses dès cette étape.
  • Cette méthode n’est pas toujours opérante pour faire émerger des mots-clés et permettre leur réinvestissement dans la requête. Les idées sont exprimées en langage naturel (verbes, propositions infinitives, locutions, citations, questions, voire paragraphes rédigés) rarement réutilisables telles quelles pour la formulation de requêtes dans le SRI.
  • Quand les élèves ont formulé des mots-clés, ils ne pensent pas systématiquement à les utiliser pour saisir leurs requêtes, n’ayant visiblement pas fait le lien entre les mots-clés trouvés grâce au 3QOCP et la saisie d’une requête dans le logiciel documentaire.

Les « Concept map » et leur variante, les « mind map », constituent aussi une aide pour identifier des concepts, trouver des mots-clés, les organiser... Ces outils se révèlent comme particulièrement efficaces sur le plan cognitif, et ce dès le primaire. Ils présentent de fortes convergences avec les thésaurus, en particulier les cartes conceptuelles qui partagent avec eux une représentation hiérarchique des concepts ainsi que des relations entre les termes (SAADANI et BERTRAND-GASTALDY, 2000). Le rapprochement entre thésaurus et carte conceptuelle est d’autant plus net depuis qu’il est possible d’afficher sur écran les thésaurus sous forme de représentation graphique. Pour autant, thésaurus et cartes conceptuelles conservent une différence notable : les cartes conceptuelles sont des représentations de connaissances individuelles et donc de concepts plus confus, plus mouvants que les notions d’un thésaurus avec leurs réseaux de relations. Il n’existe aucune norme guidant la construction des cartes conceptuelles, que cela soit du point de vue du contrôle du vocabulaire ou de la définition a priori des relations entre les termes, si bien qu’ « aucun mind-map ne ressemble à un autre » (BUZAN, 2011). Elles présentent donc l’avantage d’exprimer une vision moins figée que celle fournie par un thésaurus documentaire. Mais, dans le cadre d’une activité de RI, cela peut se révéler contre-productif car les mots employés sont moins précis et moins techniques que ceux d’un thésaurus, la question de la synonymie et de l’équivalence n’y est jamais abordée, etc. Dans le cadre d’une RI, les utilisateurs ne sont pas seulement dans une communication avec eux-mêmes ou avec leurs pairs, mais avec un instrument documentaire. Autrement dit, ils doivent passer du besoin formalisé, exprimé en langage naturel, au besoin adapté, la question étant présentée au SRI auquel l’individu s’adresse dans un langage adapté (cf. les 4 phases du besoin d’information définies par R. Taylor dans les années 60 [5]). Ce passage du besoin formalisé au besoin adapté se révèle souvent complexe pour les utilisateurs non-experts (SAADANI et BERTRAND-GASTALDY, 2000). Dans ce contexte, le thésaurus ne pourrait-il pas améliorer l’interaction, jouer un « rôle d’intermédiaire » entre l’utilisateur qui formule une recherche et les bases de données indexées par le professionnel de l’information ?

L’utilisation des thésaurus peut aider les utilisateurs à formaliser leur besoin d’information et à construire des requêtes pertinentes : « [il] pourrait constituer une aide à la formation et à la structuration des concepts » (BEGUIN, 1999). En effet, de par sa structure, un thésaurus reflète l’organisation d’un domaine de connaissance, ce qui présente un avantage pour des utilisateurs non-experts (HUDON, 2009). Les « graphes conceptuels » ont en particulier un intérêt pédagogique de par leur valeur heuristique qui « [permet] à l’usager d’avoir une vue d’ensemble d’un domaine » (BEGUIN, 1999). La présentation de Motbis adoptée depuis 2006 permet d’afficher sous forme graphique toutes les relations d’un descripteur (hiérarchiques, synonymiques, associatives, d’équivalence) et de naviguer entre ces termes via des liens hypertextes. Elle est considérée comme un rare exemple d’une présentation graphique réussie (MENON, 2007). Par ailleurs, l’habitude de consulter un thésaurus peut accroître la flexibilité lexicale de l’usager (BEGUIN, 1999), (BLANQUET, 2000) et (DUPLESSIS, 2007). Au total, le thésaurus peut être envisagé comme un outil « d’acquisition de vocabulaire et d’activation de la pensée » (SAADANI et BERTRAND-GASTALDY, 2000). D’ailleurs, les référentiels en information-documentation ont identifié le thésaurus comme un outil pour « savoir questionner un sujet ».

Notre étude a donc tenté de cerner l’intérêt des langages documentaires du point de vue pédagogique : est-ce que la formation à la manipulation du thésaurus apporte réellement une plus-value dans les situations de RI, permet-elle ou non d’améliorer les capacités à exprimer son besoin d’information et à formuler des requêtes efficaces ?

Dans la phase de mobilisation des idées, notre observation auprès des élèves a permis de constater que l’affichage graphique des environnements sémantiques du thésaurus était apprécié car permettant de mieux saisir les liens entre les termes (même si la nature de ces liens reste floue). La consultation du thésaurus a permis également l’enrichissement du lexique. Nous avons cependant identifié deux limites :

  • La représentation graphique n’est pas assez engageante, si on la compare avec celle des cartes mentales, plus simples, plus attractives avec l’utilisation de couleurs et de symboles.
  • Le risque de dérive sémantique existe, certains élèves ayant parfois tendance à se « noyer » dans la navigation à l’intérieur du thésaurus, perdant de vue le but de l’activité (trouver des documents sur leur sujet). Certains ont eu du mal à opérer un tri dans l’ensemble des termes proposés par le thésaurus et à ne sélectionner que ceux qui paraissaient pertinents par rapport à leur sujet de recherche. Citons le cas de Robin, dont la recherche portait sur les « métiers de l’industrie du luxe » et qui a sélectionné un résultat associé au descripteur « protection des animaux ».

Dans la phase de construction des questions, l’atout du thésaurus est indéniable, l’outil contraignant à utiliser un vocabulaire normalisé, commun entre l’utilisateur et l’indexeur. Le gain de temps et d’efficacité est visible. Cependant, plusieurs limites sont apparues :

  • Les problèmes de correspondance entre langage naturel et langage documentaire, du fait d’un nombre insuffisant de renvois entre EP (Employé pour = non-descripteur) / descripteur employé dans le thésaurus.
  • La maîtrise insuffisante de l’interrogation dans un logiciel documentaire. Ex. : de nombreux élèves interrogent le thésaurus en saisissant l’intitulé exact du sujet avec l’article, ce qui renvoie systématiquement au premier terme de l’index.
  • Le risque de dérive sémantique déjà identifié plus-haut.

D’après notre enquête, l’opinion selon laquelle le thésaurus serait trop difficile d’accès pour les collégiens semble largement partagée chez les professionnelles. Pourtant, les données issues de notre observation et confirmées par les entretiens avec les élèves montrent que le thésaurus ne serait pas plus difficile à utiliser que le 3QOCP. D’ailleurs, la proportion des professeures documentalistes qui ont jugé ces formations utiles est à peu près identique au collège et au lycée. Ce qui semble déterminant, en fait, c’est le nombre d’heures consacrées à ces séances : plus elles ont été́ longues, plus la professeure documentaliste les évalue comme utiles. Le thésaurus pourrait donc ne plus être envisagé seulement comme un outil réservé à des chercheurs experts ayant une connaissance suffisante de leur sujet de recherche et une maîtrise du thésaurus lui-même, mais comme un outil d’aide à l’expression du besoin d’information utilisable même par de jeunes chercheurs d’information, à la condition qu’ils aient été formés a minima à son utilisation.

3. Quelle place pour les langages documentaires dans une progression des apprentissages du collège au lycée ?

D’après notre sondage, seules 20% des professeures documentalistes formeraient à l’utilisation du thésaurus. L’enquête a permis de mettre en évidence plusieurs freins à cet apprentissage :

  • Les conditions d’équipement des CDI, pas toujours optimales :
    • les éditeurs de produits documentaires privilégient une logique d’usage plutôt qu’une logique d’apprentissage en supprimant la recherche par thésaurus ;
    • les insuffisances dans la conception du thésaurus (dans Motbis, des renvois pas assez nombreux entre non-descripteurs et descripteurs ; un vocabulaire pas toujours suffisamment actualisé, etc.) ;
    • les problèmes d’utilisabilité dans le SRI qui accentuent les difficultés d’interrogation du thésaurus.
  • Les lacunes de la formation initiale et continue, les professionnels étant formés essentiellement à l’indexation avec thésaurus mais pas à la recherche avec cet outil.
  • Et ce sont surtout les conditions d’enseignement, et en particulier le nombre d’heures que les professeures documentalistes peuvent consacrer à ces formations, qui semblent déterminer leur engagement dans cet apprentissage.

N’y a-t-il pas un immense « gâchis » à voir des professionnelles consacrer une part importante de leur activité à une tâche – l’indexation avec thésaurus - dont les usagers ne peuvent, faute de formation adéquate, tirer tout le bénéfice envisageable ? Apprendre à exprimer son besoin d’information et à formuler des requêtes nécessiterait de construire des formations qui ne soient pas limitées à des séances ponctuelles. Au sein d’une progression de la 6e à la fin du lycée, l’utilisation du thésaurus gagnerait à (re)trouver toute sa place aux côtés d’autres technologies intellectuelles. Il existe déjà dans les instructions officielles plusieurs points d’appui permettant de construire des formations « aux » thésaurus et « par » les thésaurus - pour reprendre l’expression d’A. Beguin (BEGUIN, 1999) – qui ne soient pas limitées à des formations ponctuelles. Les concepts qui fondent le fonctionnement d’un thésaurus sont ainsi abordés dans les programmes scolaires de français dès la 6e : les notions d’hyponyme et d’hypéronyme ainsi que de polysémie sont abordées aux cycles 3 (CM2-6e) et 4 (5e-4e-3e). Dès le cycle 2, des activités d’observation, de classement, d’organisation des savoirs lexicaux sont préconisées à l’aide par exemple de « cartes heuristiques » et d’utilisation de « différents types de dictionnaires », papiers et numériques [6].

La plupart des progressions des apprentissages info-documentaires élaborées depuis ces 15 dernières années préconisent d’étudier le thésaurus, le plus souvent à partir de la 4e-3e, parfois dès la 5e. Dans la Formation des élèves par le professeur documentaliste (Académie de Rouen, 1999), il est recommandé, en classe de 4e, d’ « utiliser mot-clé et descripteur ». Au lycée, en classe de 1re, il est suggéré d’approfondir la démarche de RI en utilisant notamment le thésaurus. Le « Référentiel » en documentation (Académie de Nantes, 2000) préconise d’aborder dès la 6e-5e les notions de mots-clés et descripteurs, puis en 4e-3e d’expérimenter la navigation dans le thésaurus en faisant appel à la notion de relation sémantique : terme générique (TG) / terme spécifique (TS) / terme associé (TA). Selon la Progression des apprentissages documentaires de l’Académie de Toulouse (2004), l’élève doit apprendre à maîtriser les différents instruments de RI et cette compétence se décline en 5 phases opératoires, dont la dernière est l’utilisation du thésaurus pour le « questionnement de l’énoncé de la situation-problème ». Une situation d’apprentissage nécessitant l’utilisation du thésaurus est proposée en classe de 4e. Les outils d’évaluation tel le C.A.M.I. (Certificat d’aptitudes vers la maîtrise de l’information, Orléans-Tours, 2003) proposent de s’assurer que tous les élèves à l’issue du collège soient en mesure d’ « interroger une base de données en utilisant des descripteurs et/ou des mots-clés et leur arborescence ». Idem avec le Portfolio I-Doc (Académie de Versailles, 2008) dans lequel figure l’item : « Je sais chercher des références avec un logiciel de recherche documentaire par thésaurus et équation de recherche. » Enfin, le PACIFI (2010) préconise en lycée, lors des TPE, de s’appuyer sur un thésaurus pour faire identifier les principales notions liées à son sujet. Les instructions pédagogiques citées recommandent donc d’utiliser le thésaurus, aux côtés d’autres outils et méthodes comme les ouvrages de référence (dictionnaires, encyclopédies), le questionnement Quintilien ou les schémas heuristiques.

Par ailleurs, l’observation des pratiques des professeures documentalistes fait apparaître que c’est en 6e que l’utilisation du thésaurus semble la plus fréquente (FADBEN, 2013). Cela s’explique sans doute par le fait que le niveau de 6e est celui pour lequel, d’un point de vue pratique, les possibilités d’actions pédagogiques des professeures documentalistes sont les plus importantes. Par ailleurs, certaines d’entre elles s’appuient sur le programme de Sciences de la Vie et de la Terre qui traite en 6e de la notion de classification (animale et végétale), pour aborder la notion de langages documentaires (classifications documentaires, thésaurus). Pour autant, il conviendrait de poser la question de l’intérêt, d’un point de vue didactique, d’aborder une notion aussi complexe avec des élèves de ce niveau. En revanche, les niveaux de 5e et 4e sont très peu investis, contrairement à ce qui est préconisé dans les référentiels. En classe de 3e, l’utilisation du thésaurus semble à nouveau augmenter mais dans des proportions restant modestes. C’est en fait au lycée que l’utilisation du thésaurus semble la plus répandue, en particulier en 2nde et en 1re, le niveau de Tle étant, en tout état de cause, relativement peu investi par les professeurs documentalistes.

Pour conclure, notre étude a permis de (re-)mettre en évidence l’intérêt des thésaurus tant du point de vue de l’usage que de l’apprentissage et d’apporter quelques pistes pour la construction de formations à l’expression du besoin d’information. Mais pour confirmer et approfondir les résultats, cette recherche mériterait d’être poursuivie en se tournant vers d’autres terrains : classe en milieu difficile, lycée... Et vers différents acteurs : les concepteurs des outils documentaires (logiciels de recherche et langages documentaires) ; les didacticiens de l’information ; les professeures documentalistes nouvellement recrutées et leurs formateurs ; les professeures documentalistes expérimentées qui ont déjà eu l’occasion de construire des formations ambitieuses sur ces thématiques et leurs élèves qui ont pu en bénéficier.

Références bibliographiques

  • BEGUIN Annette. Usages du thésaurus et développement de la pensée. Intercdi, mars-avril 1999, n°158, p.73-75
  • BLANQUET, Marie-France. (2000, janvier). Intérêt pédagogique des langages documentaires. Consulté 19 février 2013, à l’adresse http://www.cndp.fr/savoirscdi/cdi-outil-pedagogique/apprentissage-et-construction-des-savoirs/recherche-documentaire-etudes-et-travaux-de-recherche/interet-pedagogique-des-langages-documentaires.html
  • BOUBEE,Nicole et TRICOT, André. 2007. “La Formulation de Requête, Une Pratique Ordinaire Des Élèves Du Secondaire.” In 6e Colloque International Du Chapitre Français de l’ISKO–International Society for Knowledge Management. Toulouse.
  • http://andre.tricot.pagesperso-orange.fr/Boubee%26Tricot_ISKO.pdf
  • BUZAN, Tony (2011). Une tête bien faite : exploitez pleinement vos ressources intellectuelles. Paris, France : Eyrolles.
  • CHAPRON, F., & HASSENFORDER, J. (2012). Les CDI (Centres de documentation et d’information) des lycées et collèges : de l’imprimé au numérique. Paris : Presses universitaires de France.
  • CHARBONNIER, Jean-Louis. (2003). Place du curriculum en info-documentation dans la formation des élèves, des étudiants et des enseignants. Présenté à Assises nationales pour l’Education à l’information et à la documentation. Clés pour la réussite, de la maternelle à l’université, Urfist de Paris. Consulté à l’adresse http://giry.enc.sorbonne.fr/anciensite/Assises/Ass-Charbonnier.htm
  • DI LORENZO, Gabrielle. Questions de savoir. ESF, 1992, p.134-135
  • DUARTE-CHOLAT, Céline. 2000. TIC et Documentation : Études et réflexions sur des pratiques documentaires dans les CDI de Collèges. Paris : Paris V René Descartes. http://www.inrp.fr/Tecne/ressources/these_duarte.pdf
  • DUPLESSIS, Pascal et BALLARINI-SANTONOCITO, Ivana. (2007, janvier). Dictionnaire des concepts info-documentaires. Consulté 21 février 2013, à l’adresse http://www.cndp.fr/savoirscdi/chercher/dictionnaire-des-concepts-info-documentaires.html
  • FADBEN. Enquête diagnostique des connaissances en information-documentation des élèves du secondaire en France. 21 mai 2015. Consulté 09 octobre 2015, à l’adresse http://fadben.asso.fr/2015_05_21_synthese_enquete_web/co/synthese_enquete_web.html
  • FRISCH, M., & ASTOLFI, Jean-Pierre. (2003). Évolutions de la documentation : naissance d’une discipline scolaire. Paris, France.
  • GARREAU, Michèle & BOZZETTO, Patrick. « Le portail E-SIDOC : expérimentation dans deux établissements ». L’Ecole numérique, n°5 d’octobre 2010, p.40-43
  • HUDON, M., DEGEZ, D. & MENILLET, D. (2009). Guide pratique pour l’élaboration d’un thésaurus documentaire. Canada : Les éd. ASTED.
  • LIQUETE, V., & MAURY, Y. (2007). Le travail autonome  : comment aider les élèves à l’acquisition de l’autonomie. Paris : A. Colin. 2007
  • MARGARIA-PENA, Vassilia. 2014. Apports des formations dispensées par les professeurs documentalistes dans le développement de l’expertise des élèves à formuler des requêtes : le cas de l’utilisation des thésaurus. Master2 Recherche en Sciences de l’Information et de la Communication, Nice : Université de Nice Sophia-Antipolis.
  • MENON Bruno. « Les langages documentaires : un panorama, quelques remarques critiques et un essai de bilan », Documentaliste – Sciences de l’Information 2007, vol. 44, n°1
  • RABAT, F. (2008, avril 21). Que faire des mots-clés aujourd’hui  ? - Doc pour docs. Consulté 31 juillet 2014. Disponible sur : http://www.docpourdocs.fr/spip.php?article386
  • REYNAUD, F., DIMIER, G., & VIGATO, S. (2013, octobre). Les professeurs documentalistes et les apprentissages info-documentaires : enquête réalisée par la FADBEN en 2013. Consulté 28 avril 2014, à l’adresse http://www.fadben.asso.fr/IMG/pdf/Les_professeurs_documentalistes_et_les_apprentissages_info-documentaires_FADBEN_2013.pdf
  • SAADANI, Lalthoum et BERTRAND-GASTALDY, Suzanne. (2000). Cartes conceptuelles et thésaurus : essai de comparaison entre deux modèles de représentation issus de différentes traditions disciplinaires. Présenté à Les dimensions d’une science de l’information globale, University of Alberta, Edmonton, Alberta. Disponible sur :
  • www.cais-acsi.ca/proceedings/2000/saadani_2000.pdf
Recherche et évaluation de l'information : De l'interrogation d'un outil de recherche au document de collecte, quels contenus enseigner, quels parcours de formation ? de FADBEN

Notes

[1] Master Recherche Dispositifs socio-techniques d’information et de communication de l’Université de Nice Sophia-Antipolis

[2] La majorité des professeur(e)s documentalistes étant des femmes, nous emploierons systématiquement le féminin dans cette contribution.

[3] Diffusé sur des listes de diffusion professionnelles, associative et syndicale, notre questionnaire a été rempli en ligne par 307 professeures documentalistes entre mai et août 2013.

[4] Le panel de notre enquête utilise ce logiciel documentaire, ce qui n’exclut pas que l’on puisse en utiliser d’autres.

[5] 1/ Le besoin réel mais inexprimable : le besoin « intuitif », confusément ressenti. 2/ Le besoin conscient, perçu par la personne mais toujours inexprimable. 3 / Le besoin formalisé, exprimé en Langage Naturel qui prend la forme d’une question. 4/ Le besoin adapté : exprimé sous forme d’un compromis, la question étant présentée à la personne ou au SI auquel l’individu s’adresse dans un langage adapté (mots-clés).

[6] Conseil Supérieur des Programmes. Projets de programmes pour les cycles 2, 3, 4. Septembre 2015

  • RESTEZ
    CONNECTé