2016
mai
13

Assurer, contribuer...

Non, les termes du débat ne sont pas si simples.

Le 28 avril dernier, Jean-Pierre Véran proposait sur son blog Médiapart une réflexion sur la déontologie en éducation, puis le 5 mai un article sur l’avenir de l’inspection. Avec une certaine régularité, ce sont plus de 250 articles que l’on peut lire sur ce blog d’un inspecteur académique honoraire Établissement Vie Scolaire (EVS), depuis janvier 2012, dont une trentaine concerne les professeurs documentalistes. A travers ses sorties publiques et autres publications, dont le Guide TICE pour le professeur-documentaliste : enjeux numériques, édité par Canopé en 2012, Jean-Pierre Véran est connu pour une vision du métier qui se place du point de vue de l’établissement dans sa globalité, considérant le lieu CDI comme un centre accessible, pour des apprentissages non formalisés, sans responsabilité directe du professeur documentaliste avec des groupes-classes. Les contenus, en information-documentation ou en EMI, sont alors secondaires, et les apprentissages dépendent de projets exclusivement transversaux et ponctuels. Son point de vue rejoint la mise en valeur des Learning Centres, ou 3C, Centres de Connaissances et de Culture, pour lesquels ou au sein desquels les mots-clés sont l’accessibilité, l’autonomie et l’accompagnement. Jean-Pierre Véran ne remet pas en question le consensus maintenant global sur la nécessité d’apprentissages info-documentaires, qu’on retrouve dans les programmes du cycle 3 avec quelques interventions du professeur documentaliste, et dans le référentiel en EMI du cycle 4, mais il écarte le professeur documentaliste de cette responsabilité pédagogique avec les élèves, considérant qu’il doit être gestionnaire des apprentissages plutôt qu’acteur. A contrario, en particulier depuis la création du CAPES de 1989, les professeurs documentalistes sont favorables, majoritairement, à leur intervention pédagogique, seuls et en co-intervention, pour développer des savoirs info-documentaires chez les élèves [1], savoirs qu’ils maîtrisent de par leur formation initiale, sans pour autant disposer d’une formation continue satisfaisante.

Il existe alors en quelque sorte deux écoles, et une partie même de la profession ne souhaite pas davantage de responsabilités pour mettre en œuvre des apprentissages de manière systématique auprès des élèves, pour les élèves. Ce point de vue est mis en avant par deux publications récentes, que nous allons prendre le temps d’analyser, dont le dernier article de Jean-Pierre Véran, publié le 9 mai 2016 avec pour titre « Professeurs-documentalistes : quels modèles d’enseignement et d’enseignant ? » [2].

Une dichotomie artificielle

Jean-Pierre Véran, dans son billet, pose les bases d’un débat récurrent sur la qualité enseignante ou accompagnante des professeurs documentalistes. Mais au-delà du premier paragraphe, relativement objectif, l’auteur cède trop vite à un clivage factice selon deux approches limitées qui ne lui permettent pas de donner la substance qu’il voudrait à son raisonnement.

Les caractéristiques de la première approche sont :

  • « vers une forme professorale plus académique »,
  • « avec des heures d’enseignement de leur spécialité de formation, les sciences de l’information, de la communication et de la documentation »,
  • « inscrites à l’emploi du temps des élèves de la 6e à la terminale. »

Les caractéristiques de la seconde sont :

  • « préserver un modèle différent d’enseignement et d’enseignant »,
  • « la formation des élèves à l’information et aux médias est l’affaire de toute une équipe pédagogique et éducative, une question de politique éducative dépassant largement le cadre d’un seul enseignement » et
  • « reposant sur des formes d’apprentissages extrêmement variées. »

Alors qu’il y aurait, d’un premier point de vue, une volonté de garantir des apprentissages info-documentaires, issus des Sciences de l’information et de la communication, avec les professionnels compétents que sont les professeurs documentalistes, et d’un autre point de vue, la volonté de mettre en valeur le caractère transversal et non spécialiste des notions concernées, Jean-Pierre Véran se laisse prendre à une dichotomie dont la logique questionne la probité du raisonnement. Ainsi, il renvoie la première approche au professoral, à l’académique, pour ne pas dire au magistral, ainsi qu’à la contrainte des emplois du temps, laissant supposer par ailleurs, deuxième caractéristique, que l’enseignement serait dispensé uniquement dans la spécialisation seule, sans collaborations. Pour la deuxième approche, l’auteur valorise la transversalité et des formes d’apprentissages extrêmement variées, différence des professeurs documentalistes vis-à-vis des autres enseignants, qui ne serait donc pas mise en avant, voire même oubliée, par les tenants de la première approche.

Cette différenciation est manifestement réductrice tant elle correspond si peu à la pluralité des approches pédagogiques mises en œuvre par les professeurs documentalistes. C’est là un oubli bien singulier pour un inspecteur honoraire dont on sait la proximité des CDI, quand bien même il n’y a jamais exercé, ce dont il serait déplacé de lui faire le reproche.

L’opposition développée entre les deux groupes n’a pas de sens. En aucun cas la volonté de préciser des contenus pédagogiques info-documentaires ne suppose la seule considération d’un cadre pédagogique restrictif. Au contraire, les tenants d’apprentissages systématiques n’ont de cesse de travailler à développer des situations pédagogiques variées, en visant à rendre l’élève acteur et sujet dans ses apprentissages. Malheureusement c’est là une confusion obstinée entre la formalisation des contenus et des progressions et l’académisme professoral ou magistral supposé de la pédagogie.

Les tenants d’apprentissages systématiques ne remettent pas en question, loin de là, le travail collaboratif, voire transversal, autour de nombreuses notions. C’est ainsi une collaboration historique entre professeur documentaliste et autres enseignants autour des savoirs relatifs au processus de documentation et d’information, ou pour l’EMI à « une maîtrise progressive de sa démarche d’information, de documentation ». C’est aussi la considération de plusieurs facettes pour les notions, par exemple autour des environnements informationnels et numériques. Mais il apparaît que cette approche, par trop subtile sans doute, ne rentre pas dans le schéma intellectuel de Jean-Pierre Véran. C’est pourtant une approche comprise par le Ministère de l’Éducation nationale qui, en partie, l’a intégrée dans le référentiel de compétences professionnelles publié en 2013 et dans les programmes des cycles 3 et 4. La focalisation de l’auteur sur la responsabilité du professeur documentaliste comme pouvant intervenir seul, par opposition aux formes de co-intervention, l’opposition qui y est associée entre magistralité et variété des apprentissages, tiennent de raccourcis rhétoriques.

Assurer ou contribuer, glissement d’une querelle

Jean-Pierre Véran cite ensuite le décret et la circulaire relatifs aux obligations réglementaires de service (ORS), notamment au sujet des professeurs documentalistes [3]. Il s’intéresse en particulier à un sujet d’actualité pour la profession, le décompte d’une heure d’enseignement pour deux heures de service. Il propose alors une nouvelle interprétation du texte, avec deux éléments distincts pour le décompte ou l’absence de décompte :

  • « être chargé d’un enseignement inscrit à l’emploi du temps des élèves, où chaque heure d’enseignement est décomptée pour la valeur de deux heures » ;
  • « contribuer à un enseignement pris en charge par une équipe pluridisciplinaire ».

Dans le premier cas, on peut, pour la suite, remplacer « être chargé » par « assurer ». Le décompte est alors effectif, au prétexte de l’inscription dans l’emploi du temps, condition qui n’apparaît pourtant dans aucun texte réglementaire. Dans le deuxième cas, « contribuer », le décompte n’est par défaut pas effectif. Cette interprétation n’a aucune valeur et vient alimenter fort malheureusement le cortège des lectures ambiguës, ce dont l’auteur, au regard de ses anciennes fonctions, aurait été inspiré de nous faire grâce.

Mais l’esprit du texte cède une nouvelle fois à la simplicité quand Jean-Pierre Véran cherche à préciser l’avis des professeurs documentalistes, dans leur ensemble, sur ce dossier. Pour ce faire, il s’appuie sur un sondage dont les résultats ont été publiés quelques jours auparavant, avec une simple phrase en conclusion de la présentation : 98 % des professeurs-documentalistes de La Réunion préfèrent « contribuer » à un enseignement plutôt que l’« assurer ». Ce sondage a été réalisé par Denis Weiss, professeur documentaliste dans l’académie de La Réunion, formateur, membre du jury au CAPES. Prenons le temps d’analyser ce sondage et ses résultats [4].

L’auteur à l’origine de ce sondage propose une simple question : « contribuer à un enseignement ou l’assurer ? ». Notons que Denis Weiss s’est plusieurs fois plaint, sur les listes de diffusion professionnelles, que les enquêtes menées par l’A.P.D.E.N. soient trop longues. Son propos est aussi de l’ordre d’une accusation de subjectivité, de manipulation, du simple fait de la longueur des enquêtes, qui peuvent demander au sondé entre 15 et 30 minutes pour répondre, comme ce peut être le cas de toute enquête sociologique suffisamment bien construite pour faire le tour d’une question. Là Denis Weiss prétend faire le tour en moins de 30 secondes. Dans ses résultats, il estime que la question est simple dans la mesure où les deux termes ont été largement débattus sur les listes de diffusion : ce n’est pas le cas, si l’on se réfère à l’historique des échanges à ce sujet, mais surtout cela ne l’empêche pas de préciser de manière très libre les deux termes à l’heure du choix par les collègues réunionnais.

Ainsi, la présentation des deux réponses possibles est une leçon de tout ce qu’il ne faut pas faire dans une enquête objective. Autour de chacun des deux termes, contribuer et assurer, deux éléments viennent parasiter l’enquête, une illustration et un texte. Dans le premier cas, « contribuer », nous voyons deux élèves en situation d’activité, sans doute pour apprendre. Dans le deuxième cas, « assurer », nous voyons une élève au tableau noir dans une posture d’enseignante, exposant des termes avec une baguette. On retrouve là la distinction reprise par Jean-Pierre Véran entre les pédagogies différenciées et le cours magistral, sans aucune légitimité pour les associer à chaque terme. C’est une première manière d’influencer son panel quand il ne s’agit pas, simplement, d’une rupture déontologique.

Puis il y a les textes :

  • pour « contribuer » : « Je souhaite rester libre de mon enseignement dans sa nature, son volume et sa forme décliné sous forme de projets. Mes contributions pédagogiques en responsabilité devront être comptées en heures doubles »
  • pour « assurer » : « Je souhaite assurer un service d’enseignement et que mes heures soient inscrites dans un emploi du temps (professeur et élève), à l’exemple des disciplines (heures / moyens / programme notes et conseil de classe). »

Si discutés ces termes l’ont-ils été, s’agit-il bien de liberté que l’on entend par contribuer, opposé au « modèle disciplinaire » où l’enseignant assure ? C’est là un glissement insidieux dont on pare les mots de valeurs inattaquables. Mais avant cela, quel que soit le mode d’intervention auprès des élèves, assurer ou contribuer c’est reconnaître des enjeux et des savoirs pour lesquels le professeur documentaliste est qualifié et dont la première liberté est de se donner pour but la réussite des élèves sans renoncer à l’égalité des chances.

Denis Weiss franchit une étape par rapport à ses habitudes. On pourrait penser que c’est une plaisanterie, tant cela peut devenir un cas d’école pour des étudiants de première année de sociologie, mais a priori c’est sérieux, et près de 90 collègues auraient répondu. Pour « contribuer », on garde la liberté, terme plein de sens, sans qu’on sache ce qu’on peut mettre derrière. Par ailleurs, l’auteur prend soin de mentionner le décompte de chaque heure pour deux heures de service (quand, rappelons-le, Jean-Pierre Véran estime que « contribuer » conduit à ne pas décompter chaque heure pour deux heures). Pour « assurer », Denis Weiss insiste sur les seules contraintes, pour l’essentiel fantasmées, à savoir les heures dans l’emploi du temps, les moyens horaires, les programmes, les notes, les conseils de classe. Et l’on s’étonnerait que 98% des répondants veuillent les avantages sans les inconvénients, dussent-ils pour cela abîmer leur liberté dans une posture pour le moins radicale...

Dans cet ensemble, pour les tenants d’apprentissages systématiques, seuls les programmes, à savoir les contenus formalisés selon une progression, sont une demande réelle, à laquelle le Ministère a répondu en partie avec le programme d’EMI dans le cycle 4. La contrainte des emplois du temps n’est pas à l’ordre du jour, quand une grande majorité des professeurs documentalistes souhaitent avoir des latitudes reconnues pour développer des projets modulaires, non fixés à l’année, pour respecter la diversité souhaitée des activités pédagogiques, notamment entre intervention en responsabilité seuls ou en co-intervention. S’il s’agit pour les moyens horaires d’entendre le souhait d’une inscription dans la DHG, il n’en est pas question, afin de respecter la diversité des axes de mission des professeurs documentalistes, qui ne souhaitent pas n’être qu’en situations devant groupes-classes, loin de là. S’il s’agit de prendre en considération les besoins des élèves en ce qui concerne les apprentissages info-documentaires, avec un taux moyen hebdomadaire de 6 à 8 heures d’interventions en groupes-classes du professeur documentaliste, afin d’appuyer le recrutement d’un nombre satisfaisant de professeurs documentalistes, alors c’est une réalité. Les notes, ensuite, ne peuvent être ici qu’une manière de renvoyer à des enseignements traditionnels, nous ne voyons pas d’autre explication, sans aucune mention de modes d’évaluation pluriels, tels ceux proposés notamment dans le curriculum développé par l’A.P.D.E.N. Enfin, la contrainte ou l’obligation des conseils de classe ne sont pas davantage à l’ordre du jour, et ne découlent pas d’apprentissages. Gageons d’ailleurs que les réflexions continues de l’IGEN-EVS sur ce sujet permettront de dépasser le rejet qui y est lié, pour les enseignants, avec d’autres moyens à penser pour les bilans périodiques.

Dans les conclusions du sondage, Denis Weiss va plus loin dans son entreprise associant le fait de « contribuer » à l’éducation nouvelle, donnant à penser que la spécialisation disciplinaire empêcherait les apprentissages différenciées, le respect de transversalité ou la co-intervention. Du simple choix mis en avant entre « contribuer » et « assurer », il prête des intentions à ses collègues dans le texte qu’il a rédigé : « Leur message est explicite : ils veulent "rester libres de leur enseignement tant dans sa nature, son volume et sa forme décliné sous forme de projets." Ils souhaitent par ailleurs que leurs contributions pédagogiques en responsabilité soient comptées en heures doubles » ! Les avantages... sans les inconvénients...

Une entreprise au service d’une option politique dépassée

Ces deux publications arrivent dans un contexte particulier, mis en exergue par Jean-Pierre Véran lui-même, lié à la rumeur d’une nouvelle circulaire de mission pour les professeurs documentalistes, rumeur à laquelle sont habitués ces professionnels depuis la création du CAPES de Documentation en 1989. Il faut alors revenir sur le référentiel de compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation, paru en juillet 2013, et qui logiquement devrait constituer le cadre de la rédaction d’une nouvelle circulaire [5].

C’est ce que fait Jean-Pierre Véran dans son billet, mais toujours dans une même veine subjective, suite à une première démonstration qui lui fait dire que les professeurs documentalistes contribueront et ne pourront prévaloir au décompte d’une heure d’enseignement pour deux heures de service.

Il utilise la compétence 9 commune à tous les enseignants pour confondre la culture numérique avec l’éducation aux médias et à l’information. Ce rapprochement ne souffre d’aucun arrière-plan scientifique dans son développement. Il ne sert qu’à conforter son sentiment d’une transversalité de l’EMI. Le propos ne permet aucune subtilité, renvoyant à une autre caricature possible, du même ordre, qui serait d’affirmer que la maîtrise du français est l’affaire de tous, effectivement, et donc qu’il n’y a pas à développer d’enseignement spécifique du français.

Ensuite, s’il donne bien citation des éléments spécifiques associant le professeur documentaliste aux apprentissages, « directement auprès des élèves dans les formations et les activités pédagogiques de leur propre initiative ou selon les besoins exprimés par les professeurs de disciplines », il ne met pas moins cet axe de mission en opposition, « mais », avec les autres axes de mission, plutôt qu’en complémentarité. Pour trop discriminer, Jean-Pierre Véran détourne le sens du référentiel. Son énumération conclusive, « pas nécessairement face à un groupe-classe, pas nécessairement en face-à-face, pas nécessairement seuls », renvoie là encore à une opposition basique aux apprentissages systématiques, pour mettre en valeur l’accueil et l’accompagnement « bienveillants », l’aide personnalisée, « une ingénierie documentaire performante qui facilite l’accès des élèves et des personnels aux ressources utiles », et surtout l’autonomie dans les apprentissages.

Conclusion : le retour aux sources n’aura pas lieu

In fine, le positionnement de Jean-Pierre Véran, mais aussi de Denis Weiss, et avant eux de Jean-Louis Durpaire, suppose des apprentissages non formalisés, dispensés individuellement, de manière ponctuelle, parfois dans des projets impulsés pour lesquels les professeurs documentalistes sont supports plutôt qu’acteurs.

Gageons que l’institution en place saura dépasser ces combats d’un autre temps et considérer objectivement les réponses pratiques aux enjeux, les moyens pour les professeurs documentalistes de répondre aux besoins pédagogiques des élèves, en matière d’information-documentation, d’éducation aux médias et à l’information, moyens horaires et humains pour développer seuls ou en co-intervention, selon des modes d’apprentissages variés, les savoirs des élèves.

Notes

[1A.P.D.E.N. Les professeurs documentalistes et les apprentissages info-documentaires. In A.P.D.E.N. [en ligne], 2013. Disponible sur : http://apden.org/Les-professeurs-documentalistes-et.html

[3Décret n° 2014-940 du 20 août 2014 relatif aux obligations de service et aux missions des personnels enseignants exerçant dans un établissement public d’enseignement du second degré. Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000029390906 Et circulaire n° 2015-057 du 29-4-2015. Disponible sur : http://www.education.gouv.fr/pid25535/bulletin_officiel.html&cid_bo=87302

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